Publié dans Vacarme n°43 (printemps 2008), par Elena Jordan & David Vercauteren.
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Pour y parvenir, la première tâche consisterait peut-être à tracer une cartographie des bourdes : pour ne plus les commettre, recenser les erreurs récurrentes commises par les groupes qui nous intéressent lorsque la question du pouvoir surgit entre leurs membres. On peut en identifier au moins quatre.
1) Psychologiser les désirs de prééminence. « Dans les discussions, dans les débats, il ne faut jamais psychologiser, c’est-à-dire : il ne faut jamais remonter d’une difficulté aux intentions ou à la faiblesse d’une personne. Il faut toujours rester techniquement autour du problème débattu sans jamais remonter à des interprétations psychologisantes » [5]. Cette mise en garde générale d’Isabelle Stengers vaut tout particulièrement pour les conflits de pouvoir. Dans la mesure où ils ont pour objet la façon dont une personne, dans le groupe, prend l’ascendant, ou semble le prendre, il est tentant d’y lire un effet de personnalité : c’est la meilleure manière de n’y rien comprendre, et de n’y rien changer.
2) Idéologiser les conflits qui en résultent. C’est l’erreur symétrique de la précédente : imputer le processus de différenciation verticale, non plus à la personnalité de celui qui se différencie, mais à la ligne politique qu’il incarne. Là, souvent, ressurgit l’affect proprement « militant », à travers un langage hérité de 1905 : si untel trahit l’idéal égalitaire du groupe, c’est parce qu’il a toujours été, au fond et au choix, un social-traître ou un stalinien. « Je suis persuadé, écrivait Guattari, que des phonéticiens, des phonologues, des sémanticiens, parviendraient à faire remonter jusqu’à cet événement (1903-1917) la cristallisation de certains traits linguistiques, de certaines manières — toujours les mêmes — de marteler des formules stéréotypées, quelle que soit leur langue d’emprunt » [6] Toujours les mêmes, donc à coup sûr à côté de la spécificité de la situation qui crée ce conflit de pouvoir.
3) Naturaliser la hiérarchie, et ses antidotes. Considérer la hiérarchie comme naturelle, rien de plus simple : on peut le faire inconsciemment (toute notre socialisation, de l’enfance à l’entreprise en passant par l’école, est hiérarchique), ou délibérément, comme une concession provisoire, dans l’organisation du groupe, à l’ordre du monde : acceptons momentanément des chefs, puisqu’il y en partout, mais œuvrons à nous rapprocher progressivement de l’égalité. Or là se niche une seconde naturalisation, pas moins redoutable que la première : croire qu’il suffit de la bonne volonté et des qualités morales d’une bande d’amis de la justice pour se défaire du pli hiérarchique, c’est l’échec garanti. Non seulement parce que les bons sentiments ont toutes les chances de ne pas résister au temps, mais parce que, comme la psychologie, comme l’idéologie, ils écrasent (et s’écrasent sur) un axiome de base — un groupe est plus que la somme de ses parties, aussi sympas soient-elles.
4) Substantialiser le pouvoir. C’est l’erreur qui sous-tend toutes les autres. Elle consiste à croire que le pouvoir est un attribut, qui distinguerait ceux qui le possèdent (dominants) de ceux qui en seraient privés (dominés), alors qu’on sait au moins depuis Foucault que le pouvoir est une relation, qu’il s’exerce avant de se posséder, et qu’il passe donc par les dominés non moins que par les dominants : « C’est le socle mouvant des rapports de forces qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables, mobiles. [...] Et “le” pouvoir dans ce qu’il a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’auto-reproducteur, n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à les fixer. » [7] Substantialiser le pouvoir, c’est donc inverser l’ordre des causes : c’est se focaliser sur les conséquences, à savoir les positions asymétriques des uns et des autres dans un groupe, et ignorer les mécanismes et l’histoire — nécessairement collectifs — qui les ont produites.
[1] Ce texte est issu d’un travail réflexif mené entre 2003 et 2006 par des membres du Collectif Sans Ticket (CST) et du Groupe de Recherche et de Formation Autonome (GreFA). Confronté à l’expérience d’autres groupes belges, espagnols et français — dont Vacarme —, ce travail a donné lieu à la publication d’un livre : Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, 2007.
[2] Voir Recherches, « Histoire de La Borde, dix ans de psychothérapie institutionnelle », 1976.
[3] Jo Freeman, La tyrannie de l’absence de structure, 1970, http://www.infokiosque.net.
[4] Roberto Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, 1911.
[5] Isabelle Stengers, séminaire « Usages et enclosures », CST/GReFA, Bruxelles, mai 2002 http://www.enclosures.collectifs.net.
[6] Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Maspero, 1972.
[7] Michel Foucault, in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, Paris, 1984.
[8] Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. Voir également son site : http://www.starhawk.org, et l’annexe de Micropolitiques des groupes (op. cit.), qui détaille ces cinq rôles.