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Savoir royal, savoir nomade

Il se peut aussi que cette difficulté à aborder la question de la micropolitique soit liée aux savoirs particuliers qu’elle convoque : savoirs relatifs aux mouvements, aux signes, aux singularités, aux affections et aux forces. Un mot dans l’arabe ancien désigne cette idée, Eilm. Eilm est le savoir particulier des signes, des forces du vent, des reliefs mouvants du territoire, qui permet aux nomades de se déplacer dans le désert sans se perdre.
Cette « science mineure », pour reprendre la distinction faite par Gilles Deleuze et Félix Guattari, ne se confond pas avec la « science royale ». Celle-ci cherche à caractériser une chose en lui conférant une identité, une essence stable, avec des propriétés qui en découlent par déduction. La « science mineure » s’intéresse elle aux conjonctures et à leurs effets : « On ne va pas d’un genre à ses espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent et le résolvent. [5] »
Prenons un exemple de cette science royale appliquée aux groupes, celle de K. Lewin, l’inventeur de la dynamique des groupes, qui, suite à des expériences de laboratoire, en aurait déduit certaines lois particulières. Il montre par exemple que tout groupe fonctionne avec un équilibre quasi stationnaire et résiste à tout changement autre que des variations autour de cet équilibre.
Or ce qui intéresse précisément une science mineure, ce sont ces variations, ces lignes de singularité, qui sont autant de forces à saisir et à prolonger. On nous dit que la loi générale est dans la répétition et dans la résistance au changement. Très bien. Mais avec ce théorème, on ne comprend rien aux événements qui saisissent un groupe et qui l’entraînent dans d’autres devenirs. La fatigue ou la « pêche », une ambiance pourrie ou « rigolarde » ne sont pas des questions générales. Ce sont des micro-basculements singuliers, qui agissent comme autant de signes d’une transformation de certains rapports traversant le groupe. La vigilance s’opère là, autour de ces signes, comme l’Eilm des nomades. Et ce savoir-là ne se confond pas avec les cartes routières ou le guide Michelin des autoroutes quadrillant le désert.

(Dé)possession, séparation, difficulté d’élaborer un savoir situé sont sans doute des aspects qui expliquent cette pauvreté de la culture des précédents au niveau micropolitique des groupes. Ce livre a été écrit contre cette pauvreté et dans une volonté de tordre le coup aux pratiques qui mettent à l’écart la dimension micropolitique au profit d’une survalorisation de la macropolitique. Dans la perspective en tout cas de suggérer un rééquilibrage des échanges. Et dans cette envie également que s’ouvre une nouvelle question : que va-t-il se passer lorsque les groupes potentialiseront ces savoirs, cette culture ?

[1P.Clastres,La société contre l’Etat, éd. de Minuit, Paris 1974.

[2Séminaire sur « Les usages et les enclosures » organisé par le CST/GReFA en mai 2002, à Bruxelles : www.enclosures.collectifs.net

[3M. Foucault, « Dits et Ecrits, III », éd. « Gallimard », Paris,1994, p.135

[*Face à la règle qui veut que « le masculin l’emporte », nous avons opté, pour un usage aléatoire de l’un ou l’autre des deux genres.

[4P.Pignarre-I.Stengers, « La sorcellerie capitaliste », « La Découverte », Paris, 2005

[5G. Deleuze & F. Guattari, « Mille plateaux », éd. de Minuit, 1980, p. 447

[6Pour l’anecdote, de retour d’un week-end à la mer, la dizaine de jeunes que nous étions ont eu droit à la gare de Gand à un tabassage en règle mené par les forces de l’ordre. Nous nous sommes auto-organisés et, par voie de presse, nous avons publiquement dénoncé cet acte policier. Il se fait que de la moitié des jeunes impliqués dans cette histoire n’émanaient pas d’une organisation politique. Il nous semblait donc logique de le faire en dehors du parti.

[7Cette citation et celles qui suivent sont tirées des brochures publiées par VeGA.

[8Référence à la première campagne électorale qui suivit la réunification de l’Allemagne, où H.Kohl distribuait gratuitement ce fruit rare aux ex- Allemands de l’Est surnommés les ossies.

[9Peut-être que la composition du groupe de VeGA (ex-trotskistes, ex-maoïstes, féministes, écologistes radicaux, anarchistes…) rendait compliqué l’abord de ces questions alors que certains voulaient préserver avant tout l’unité face à la différence constitutive du mouvement. Il se peut aussi, plus prosaïquement, que l’échec de la stratégie électorale et la dette financière qui en a découlé aient rendu impossible une telle réflexion.

[10L’EZLN s’est fait connaître le 1er janvier 1994 dans le sud-est Mexicain en occupant sept villes du Chiapas. Leurs revendications portent sur les droits et le maintien des cultures des peuples indigènes, et l’une de leurs pratiques est celle de l’auto-gouvernement. Voir G. Munoz Ramirez « 20 et 10, le feu et la parole », éd. Nautilus, 2004

[11Il est noté l’arrière-goût militaire de cette perspective de la prise du pouvoir. Par exemple, il semble difficile d’évoquer le « grand soir » sans que rapidement se glisse dans la discussion la question de savoir qui seront ceux qui vont être « liquidés » ou qui devront être « rééduqués », ce jour-là ou peu après.

[12Avancées, journal mensuel, Novembre 1998, p.18

[13F. Guattari, « Les trois Ecologies », éd. Galilée, 1989

[14G. Vella, « Etranger le proche », in Multitudes, revue n°24, Printemps 2006, p. 178-182

[15Au Centre social, ces questions étaient présentes au niveau même de l’organisation . Par contre, au niveau de sa « scène publique », il y avait peu d’auto-référencialité. Ce lieu était bigarré. Diverses cultures s’y côtoyaient étrangement, prises, au moins, dans une affinité commune de résistance aux pratiques et aux lois racistes de l’Etat Belge. Cette diversité, on la devait au travail de sape mené par le Collectif contre les Expulsions. Hommage à lui.

[17En septembre 1999, nous créons le groupe de recherche et de formation autonome (GReFA) qui a pour objet, a travers des formations et des séminaires, de prolonger ces questions. Lors du premier cycle de formation portant sur la critique de l’économie politique, nous formulons ces questions dans le texte de présentation « (…) Comment se fait-il que nous ayons « hérité » d’un rapport de force aussi défavorable (…) ? Où sont donc passées les transmissions collectives de génération à génération, celles des savoirs mineurs, cette mémoire des combats, et de leurs limites et de leur nécessaire réactualisation ? Enfin, toutes ces petites choses grâce auxquelles ceux qui reprennent le relais de la rébellion ne se retrouvent pas démunis, obligés de recommencer « à zéro », de commettre les mêmes conneries, les mêmes types de schémas de pensée et de pratique. »

[18C’est là que l’on se dit que le concept de « prise de conscience » (« ah si les gens savaient ») offre de biens maigres prises.

[19De fait, le CST s’est encore manifesté depuis : nous avons dû répondre par voie de presse aux poursuites engagées contre nous par le Tribunal correctionnel pour (entre autre)"association de malfaiteur", à la demande du Parquet et de la STIB (socièté des transports publics bruxellois).

[20Depuis la fin des années 60, Pierre Davreux prolonge, à sa manière, une des traditions de « l’éducation populaire » née dans la résistance qui se nomme Entraînement Mantal (EM). Formateur en EM et intervenant dans le secteur associatif belge, français et québécois, il anime aussi une association « la Talvére » situé dans le Bordelais.

[21Revue Recherches n° 18, « Cahier de l’immuable, 1/voix et voir », éd. « Recherches », Paris, 1975, p.43

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