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 Dix et plus…

Il y a quelques années, au Collectif sans ticket, nous sentions un cycle s’achever. Nous décidâmes donc de nous mettre au vert quelques jours, histoire de nous donner un peu de temps pour comprendre où nous en étions. Lors de la première journée de discussion, nous parlons explicitement de la possibilité de mettre un terme à notre aventure commune dans le champ des transports.

Le lendemain, au gré d’un tour de passe-passe mystérieux, il n’est plus du tout question d’arrêter. Bien au contraire, de nouvelles idées d’actions, d’activités, de rencontres fusent dans tous les sens, toutes plus excitantes les unes que les autres. Sans coup férir, nous passons de la perspective d’un arrêt à dix nouveaux projets… Enfin « nous », c’est un peu vite dit. Si quelques-uns se sentent à nouveau ragaillardis et pleins d’entrain, d’autres sont étrangement silencieux. Ils ne tarderont d’ailleurs pas à quitter le groupe. Mais à cela, nous ne sommes pas attentifs, au point que nous ne le relevons même pas. Leur silence vaut pour accord…

Quant aux dix nouveaux projets, bien qu’ils nous excitent tous, les volontés pour les mener à bien font clairement défaut lorsqu’il s’agit d’en attribuer la responsabilité du suivi… « Et le projet x, qui s’en charge ? » Alors on se force un peu, on se dévoue… dans le rire et dans la bonne humeur… Quoi de plus normal ? De nouvelles idées sont apparues, on les répertorie, on ne va quand même pas en laisser une de côté sous prétexte qu’il manque un peu d’énergie, que diable ! Un peu de courage voyons, tout cela ne nous promet-il pas de la joie, de la puissance ?

Au fil des semaines, les réunions de coordination du jeudi se dépeuplent… On ne comprend pas très bien… Et puis un jour, l’un d’entre nous, qui s’était engagé dans plusieurs des dix projets, nous annonce qu’il n’en peut plus, qu’il arrête, que la « machine » lui bouffe trop de temps et d’énergie…

On peut alors invoquer toute une série de bonnes et mauvaises raisons pour s’expliquer le départ de cette personne : une rencontre amoureuse, une instabilité de caractère innée, une incapacité à tenir ses engagements dans le temps… Bref, on psychologise : le problème est affaire de tempérament personnel et n’a pas grand chose à voir avec le groupe en tant que tel…

Si on prend les choses sous un autre angle, on peut se demander : dans ce processus, qu’est-ce qui aurait permis d’éviter d’en arriver là ? On le sent, la question n’a plus rien à voir ici avec une question de force ou de défaillance attribuable à une personne en tant que telle, mais avec une question pragmatique qui interpelle le groupe sur son mode de fonctionnement.

À quoi faut-il nous rendre sensibles ? Que devons-nous prendre en compte, par exemple, lorsque nous décidons de nous lancer dans un projet collectif, pour éviter que celui-ci ne devienne une machine qui demande toujours plus et plus de temps, d’énergie, de dévouement et finalement de sacrifice ? Qu’est-ce qui va nous forcer à nous rendre sensibles à ces signes, à ce dont nous avons besoin, compte tenu du fait qu’à « l’état naturel », nous ne disposons pas de cette sensibilité ?

C’est à ces questions très concrètes que répond la création des rôles dans un groupe. La fonction des rôles sera de se concentrer sur un aspect de la vie du groupe qui, sinon, passe à la trappe. Par le rôle qu’elle tient, une personne peut ainsi forcer le groupe à ralentir, à ne pas oublier l’aspect de la ­­lenteur dans un processus collectif. Et, dans la petite histoire qui précède, il nous aurait été fort utile qu’une personne endossât le rôle qui aurait fait exister pour le groupe des questions telles que : nous avions décidé hier d’arrêter, et aujourd’hui nous voilà avec tous ces projets… Sommes-nous sûrs de disposer de suffisamment d’énergie pour les faire tenir ? Le fait qu’il faille, certes gentiment, « pousser » certains à prendre en charge un projet là où personne ne se propose spontanément de le faire ne nous indique-t-il pas l’inverse [5] ?

[1Xavier Papaïs, “ Puissance de l’artifice ”, in “ Philosophie n°47, Ed. de Minuit, Paris, 1995.

[2Starhawk, “ Femmes, magie et politique ”, Ed. Empêcheurs de penser en rond, 2003. Voir également son site : www.starhawk.org.

[3Félix Guattari, “ Les trois écologies ”, Ed. Galilée, Paris, 1989, p. 22-24.

[4Anne Querrien, “ L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ? ”, Ed. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2005.

[5Dragon est le nom que Starhawk attribue à ce rôle ; libre à chacun d’inventer ou de trouver le nom qu’il voudra…

[6Starhawk, op. cit., p.177-186.

[7I. Stengers et P. Pignarre, “ La sorcellerie capitaliste ”, Ed. La découverte, Paris, 2005, p.176

[8Starhawk, op. cit., p.169

[9On peut ainsi imaginer des formes de “compagnonnage“, où la personne reconnue comme la plus à l’aise et efficace dans le rôle de facilitateur apprend à transmettre à la personne qu’elle aurait en charge de parrainer ses savoirs-faire dans le domaine.

[10Starhawk, op. cit., p.176.

[11voir en annexe une liste non exhaustive de ce type de rôles tels que Starhawk les définit.

[12Il faut sans doute pour cela qu’un minimum de confiance et de connaissance mutuelles règne dans le groupe. L’exercice peut donc s’avérer un peu délicat pour un groupe naissant composé de gens qui ne se rencontraient pas forcément auparavant. N’attendez cependant pas trop longtemps…

[13Starhawk, op. cit., p. 192.

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