Adresse à ceux et à celles qui par leur histoire ont quelque chose à dire à propos des scissions de groupes et qui se décideraient un jour à le raconter à d’autres.
En musique, la scission désigne un mode qui permet de jouer séparément de plusieurs instruments sur un même clavier. Pour la pisciculture, elle désigne la reproduction asexuée où l’organisme-mère se coupe en deux organismes fils. Dans le cas des groupes, la scission opère elle aussi une séparation au cœur de ce qui était commun, mais la manière dont s’effectue la séparation passe souvent par un déchaînement exclusif de passions tristes. Des sentiments – haine, rancœur, culpabilité, compassion… –, et des actes – dénonciations, menaces… –, plongent la tête et le corps dans un trou noir d’où seuls quelques cris s’échappent : « Ce sera moi ou toi ! » ou « À moi, sortez les étendards, resserrez les rangs, conviez les retardataires à choisir leur camp, excluez les autres et faites sonner le tocsin ! » ou encore « La guerre, camarades, nous sommes en guerre, nous avons perdu celle que nous menions contre notre ennemi extérieur, nous gagnerons celle qu’a décidé de nous faire notre ennemi intérieur. »
Nous présumons, nous imaginons ce déchaînement. Pour le reste, nous ignorons à peu près tout. Sauf une chose : la scission est le résultat d’un ensemble de situations qui précipitent vers le pire. Cette éventualité du pire engage le groupe à se confronter à ses limites et au franchissement ou non d’un seuil.
La distinction entre la limite et le seuil se comprend ainsi : la première est l’avant-dernier point avant la rupture, elle permet de recommencer et de maintenir l’agencement collectif ; le second est le basculement qui marque un changement inévitable. Le groupe scissionnaire a ceci d’extraordinaire qu’il joue en permanence avec la limite, jusqu’à la franchir pour en arriver in fine à l’ultime point où se joue son existence même.
Il y a donc dans ces histoires de scission un processus qui « va vers », qui « entraîne vers », et qui est dès lors désactivable, et c’est là que ça nous intéresse : dans ce cheminement, il doit bien y avoir l’un ou l’autre points qui reviennent, qu’il serait utile de se raconter. En ayant accès à un peu de savoir sur des phénomènes similaires à ce qu’on vit, on pourrait au minimum avec ses compagnons de route ne pas trop prolonger l’agonie de son groupe, et, avant d’en arriver à franchir ce seuil, on pourrait éviter l’un ou l’autre piège. Ce serait déjà cela de pris.
Pour cela, ce que nous voulons, ce dont nous avons besoin, ce ne sont pas des noms et des adresses [1] mais des descriptions de processus, de manières de vivre ensemble ou de ne plus savoir le faire, de dispositifs utilisés pour en sortir « vivants » ou de bouts de théorie sur le sujet. Bref : une culture des précédents.
Pour notre part, à partir de nos propres expériences, nous pensons que l’idéologisation, la psychologisation et les rumeurs, lorsqu’elles s’installent dans la vie d’un groupe, constituent autant de signes annonciateurs du risque dans lequel il se trouve de franchir à tout moment des seuils importants. Hypothèse que nous allons tenter d’affûter.
Ça psychologise
Dans ce genre de processus, la psychologisation — au sens d’une personnalisation de la responsabilité de ce qui a pu se passer, liée à la composition psychique de celui qui aurait à l’assumer —, occupe, à n’en pas douter, la place d’une redoutable arme de fixation. D’abord, on classe : celui-là est comme ceci, celle-là est comme cela. Après, on divise en camps normés et exclusifs : « T’es avec lui ou t’es contre lui ? » Puis, on attribue des modes de possessions : « Il fait toujours cela comme ça, il évite les questions, il ne veut rien entendre… » Et ensuite, on réduit la personnalité à ces modes : « C’est un lâche, il n’assume pas ses responsabilités. » Et enfin, on l’y fixe : « Il a toujours été comme ça, et on ne le voyait pas : il cachait bien son jeu. » Une fois ce travail accompli, tout individu concerné qui voudrait bouger de ce genre de rôle « construit » s’y verra rabattu. Aussi bien par les « siens » (« Te laisse pas faire, on est avec toi ») que par les « autres » (« Regarde-le, écoute-le, une vraie girouette, un vrai menteur ! »)
Dans un tel cas de figure, plus besoin de parler, on sait d’avance ce qui va être dit et interprété : « Ah non, pas celui-là, il va encore nous bassiner la tête avec son baratin où y a pas un mot de vrai, rien que des mots creux ! » Et quand bien même on écouterait, c’est pour mieux pouvoir dénoncer par la suite : « Alors là, je trouve assez fort que toi, tu oses dire ça ; attends, je te cite, une autre fois où… »
Il est vrai que la psychologisation n’a pas le monopole de la découpe et de la fixation. Le langage tout entier, à sa manière, est rempli de propositions dualistes : « Choisis entre ceci ou cela » ou « Il est comme ça, pas autrement ! » Partout où l’on cherche des principes bien définis et des fondements indéfectibles, on trouvera la belle syntaxe langagière en train de fonctionner à plein régime à coups de dualismes, de dichotomies et de divisions, et à coups d’êtres définitifs. Le « ou bien, ou bien » tout autant que le « il est » effectuent un travail dans notre langue qui ne demande qu’un terrain fertile pour pouvoir se réaliser. Et dans une situation pré-scissionnaire, les conditions d’émergence du deux, voire du trois, sont souvent merveilleusement réunies. « Trois personnes = deux scissions et une seule tendance… juste. Point barre. »
Ça ru-moralise
La rumeur elle aussi joue à plein régime dans ces histoires de scission. Elle constitue une belle pièce du dispositif, celle d’une vieille alliance avec la haine. Véronique Nahoum-Grappe nous parle dans un article sur le « charnier de Timisoara » en 1989 de la fonction de la rumeur dans une situation telle que la fin du règne de Ceausescu : « Lorsque tous les énoncés sont suspects, dans un univers où aucune confiance ne peut être accordée aux sources […], la marge de ce qui est plausible s’accroît et la façon d’en parler change. Les traits s’accusent, les chiffres se gonflent, les salauds deviennent les incarnations du mal. Une matrice à rumeur s’enclenche alors, rendant terne et insuffisante toute expérience concrète, toute nuance de bon sens. Les tentatives de manipulations de l’information sont permanentes dans un tel système, mais elles ne sont que des pétards mouillés entre mille autres possibilités “rumorales”… [2] »
Joli phénomène que la rumeur. En interne, cela stigmatise les camps : « À propos tu es au courant ? Non ? Eh bien, figure-toi, je ne sais pas si c’est vrai, mais il paraît que…
— Non ce n’est pas possible, il a fait ça… ! »
Et en externe, cela favorise les alliances : « Tu te rends compte de ce qu’il nous a fait, de ce qu’il a dit de nous, alors tu te situes comment ? ».
Dans un tel contexte, bavardages et commérages s’en donnent à cœur joie. Plus exactement, la haine que cultivent ceux qui se livrent à de telles pratiques trouve une compensation de joie dans le malheur des autres. Ces personnes incarnent alors la figure de la médisance.
Dans les circuits de propagation de la rumeur, qui dépassent largement les camps en présence, on trouve également une autre posture : celle de l’indignation, portée par celui qui cherche une communauté de souffrances afin de s’y réfugier.
C’est un étrange salut que celui-là, trouvé dans cette alliance par les camps pré-scissisionaires et par toutes celles et ceux qui sont indirectement impliqués dans l’histoire. Étrange par le fait même que l’alliance s’opère autour de la haine et de la vengeance.
Enfin, ce n’est que partiellement vrai car, parmi ceux qui choisissent un camp, on peut aussi trouver de la compassion, qui se traduit dans le choix de prendre parti pour la douleur qui apparaît comme la plus légitime. Il s’agit ici de venir partager la souffrance avec la victime du conflit, ou en tout cas avec celle des deux parties qui sera jugée comme telle. Deux mille ans de christianisme, ou de laïcité teintée des mêmes attributs, cela laisse des traces !
Il se peut également que des personnes proches du groupe, ou qui en font partie mais ne sont pas au cœur du conflit, soient prises en otage par une fraction du groupe. Par amitié, par amour ou par fidélité, elles se voient embarquées dans une affaire dont elles ne sont pas porteuses. Alors, elles suivent, comme on dit, par défaut plus que par choix ou par conviction, acquiesçant à l’un (et parfois même à l’autre) pour faire plaisir. Triste position que celle de l’otage, coincé entre une fidélité et une envie de fuir, entre le parti pris et la volonté de recoller les morceaux. Pour autant, les otages ne sont pas que victimes de ce conflit car, à leur manière, ils y participent. Ainsi une question reste pendante : à quand la révolte des otages ? Quelle est cette conception de l’amitié ou de la fidélité qui suppose de suivre et d’entretenir l’autre, l’ami de surcroît, dans son impuissance ?
Dans ce genre de situation, la force, dirait Nietzsche, est peut-être chez tous ceux qui refusent de distribuer les torts et qui, par leur silence, cassent la chaîne de la rumeur. Un silence certes, mais pas n’importe lequel, celui d’une affirmation qui tranche dans la « ru-morale » et qui renvoie dos à dos les porteurs des passions tristes. Une affirmation qui répond à cette interrogation : « Qui dit cela, et que veulent-ils, ces gens qui parlent sur le dos des autres ? » Les seules réponses à rechercher, à nos yeux, ne sont pas des exemples et des démonstrations, mais des figures, des types d’hommes et de femmes qui aiment propager, colporter ou croire à la rumeur.
Trois postures les caractérisent : la médisance, l’indignation et la compassion, qui ont comme point convergent une qualité, celle de produire autour d’elles de l’impuissance. Alors, depuis quand faut-il écouter et encore plus suivre ceux qui ont en adoration la haine de la vie ou, plus gentiment dit, ceux qui se donnent pour qualité d’être coupés de ce qu’ils peuvent ?
Ça idéologise
Il y a quand même un petit côté gênant quand on entre dans un processus de scission, c’est de se rendre compte que nous, les militants ou autres bénévoles des justes causes, les constructeurs d’un monde meilleur, nous devenons capables de développer entre nous les mêmes saloperies que celles que nous dénonçons quotidiennement chez les autres. Et là, la vérité historique en prend un coup, en passant notamment par la nôtre, singulière.
« Mais, non, heureusement qu’elle est là, la vérité historique. Elle nous sauve la face. Non, non, ce que nous avons fait est parfaitement correct, ce sont les autres qui ont perverti l’idée, l’âme même du projet. Non, non, pour nous, l’honneur est sauf. » Sauvé peut-être de la mauvaise conscience, mais pas du ressentiment : « Tous des salauds, sauf maman, et encore… »
Merveilleuse invention que l’idéologisation d’un conflit, parfait cache-sexe pour groupe en détresse. Elle va d’ailleurs nous permettre d’une part de recadrer le conflit dans des cases bien connues, et de le re-traduire dans un langage clair, celui de la doxa idéologique du groupe. Et là, nous avons de la matière : une histoire passée (dans tel groupe en 1936 ou en 1953, une tendance déviationniste du même type a vu également le jour) et des références de base (tels auteurs, tels livres), des manières de poser le problème (« Les gens – anciennement on disait le peuple – ne vont pas suivre », « Il faut retourner aux fondements historiques », réformisme versus radicalisme, les justes face aux ignobles) et de nommer, d’identifier la cause du mal (social-traître, anarchiste primaire, arriviste, menteur…)
D’autre part, en occupant la scène par des affaires de vérité, l’idéologisation nous offre la possibilité d’en évacuer les problèmes (et paradoxalement les prises) qui concernent directement le groupe, à savoir, pêle-mêle, les questions d’organisation, de rythme, de pouvoir, d’affinité, de désir et tous ces imbroglios qu’une pratique collective peut générer.
Il suffit de lire, une fois la scission consommée, les comptes rendus qui paraissent dans les journaux ou feuilles de liaison de ces groupes pour découvrir la raison « officielle » et jusque-là ignorée de tout ce bordel : un désaccord idéologique, chers camarades, purement et simplement.
Nous supposons donc qu’un groupe est capable de faire tout cela et même pire encore. En réalité, on est sans doute en deçà de ce qui peut arriver. Mais notre propos n’est pas de chercher le pire, il est de détecter ce qui le rend possible. À ce titre, il y a les mécanismes de déplacement de la parole vers des lieux déjà connus : fonction de l’idéologisation où le langage assure la production de camps affirmant détenir la (seule) vérité ; fonction de la psychologisation, par la fixation de rôles, par l’attribution de positions liée à « l’être » et par la binarisation ; fonction du langage, et à travers lui de la rumeur, assurant une circulation de l’information qui a pour seul enjeu de réalimenter la haine et de provoquer sous le même mode des formes d’alliances extra-groupales. Ces mécanismes peuvent illustrer ou annoncer des points vitaux, là où est en train de s’opérer la bascule du groupe, le passage des limites vers le seuil.
Il y a bien sûr d’autres mécanismes et d’autres signes, nous n’en doutons pas. Nous en avons juste décrit quelques-uns pour commencer, ceux que nous-mêmes sommes en mesure de raconter. À d’autres, à vous qui nous lisez, de nous compléter en rapportant à qui veut les connaître d’autres traits annonciateurs tirés d’autres expériences singulières, des vôtres par exemple.
Pour ce faire, précisons à nouveau notre proposition. Il ne s’agirait pas tant de produire un catalogue des coups bas qui ont pu être portés que de mettre à jour le biotope qui les a rendus possibles. En d’autres termes, on s’en fout des histoires de vérité, « qui avait raison ? » ou « à qui c’était la faute ? », et encore plus de savoir qui était impliqué dans ce coup et dans quel projet cela se passait.
Il ne sert pas à grand-chose de dénoncer publiquement ou de cracher à la gueule de celui qui, par exemple, a commis un acte considéré comme inadmissible (un vol, une parole, une violence physique). Avec ce genre d’approche, on ne saura toujours pas répondre aux questions suivantes : comment se fait-il que cet « acte » soit devenu possible ? Dans quelle histoire s’inscrit-il, dans quel contexte, dans quels types de relations, de dispositifs ? Quels sont les rapports de forces qui sous-tendent ces relations et de quelles natures sont-ils ? Sans réponse à ce type de questions, on risque de rester bloqué sur son « vécu », car « il suffit de ne pas comprendre pour moraliser » [3] ou psychologiser.
Ici encore, la construction d’une culture des précédents peut nous aider à comprendre, ou, plus pragmatiquement, à repérer et à pouvoir anticiper ce qui est parfois dans la vie d’un groupe le moment du pire. Cette culture des précédents peut également guérir en offrant à toutes celles qui sont passées par là la possibilité de reconstruire une histoire différente, de revisiter, en somme, leurs blessures et d’en dégager non plus une tristesse ou une aigreur, mais une force nouvelle de vie : passer de la peur de « revivre cela », avec tout le cortège d’impuissances que cela mobilise, à un désir de réessayer une expérience collective mais… autrement.
>> Pour prolonger sur la question du pouvoir, lire… Pouvoir ; sur d’autres pentes possibles et sur leur possible conjuration, lire Évaluer et Auto- dissolution.
[1] Sans en avoir l’exclusivité, “ la gauche ” a souvent tendance à pratiquer la culture de la dénonciation. Celle-ci n’est pas inappropriée en toutes circonstances : les Hijos d’Argentine, les fils des mères de la Place de Mai, ont inventé la pratique du “ scratch ” qui consiste à indiquer clairement et publiquement les maisons où logent ceux qui ont collaboré avec la dictature et ont participé aux tortures et aux disparitions, ceux-là même qui, aujourd’hui encore, restent impunis. La culture de la dénonciation peut donc s’avérer nécessaire en ce qu’elle pointe et nomme les responsabilités, en ce qu’elle informe là où la méfiance est de rigueur. Mais elle peut aussi basculer vers des pratiques micro-fascistes. Ce n’est plus une arme mais une culture que l’on propage entre soi. La culture de la dénonciation devient alors l’éthos du groupe et le premier qui déviera de la norme du groupe ou de celle de son milieu se verra dénoncer publiquement et enjoindre de faire des excuses publiques. Bel exemple d’un couplage entre une pensée de droite, celle du “ châtiment communautaire ”, des pratiques micro-fascistes (dénonciation, humiliation,…) et un vernis idéologique de gauche légitimant le tout.
[2] In revue “ Chimère ”, n°8 mai, Paris, 1990, p.18
[3] G. Deleuze, “ Spinoza, Philosophie pratique ”, éd. de Minuit, Paris, 1981, p.38