Jo Freeman, féministe américaine des années 60-70, avance le postulat suivant : tout groupe a une charpente, c’est-à-dire des structures qui se caractérisent par une distribution de positions, de rôles, de prérogatives, par des règles, des normes et des interdits, par un fonctionnement, et donc des modalités de convocation, de circulation de l’information, de prise de décision…
À ne pas formaliser cela, ajoute-elle, à ne pas le rendre explicite et transparent, on laisse libre cours à l’émergence « d’élites informelles » qui peuvent en arriver à opérer en tout abus d’autorité, dans un arbitraire d’autant plus total que leur absence de mandat les rend non-contestables, où la construction se présente comme « naturelle » et en profite pour rester « muette » quant à ses conséquences : « Les structures informelles n’obligent pas les personnes qui en intègrent la logique à répondre face au groupe en général. Le pouvoir qu’elles exercent ne leur a pas été confié, et donc ne peut leur être arraché. Leur influence ne se base pas sur ce qu’elles font pour le groupe (et pour lequel le groupe leur a donné mandat), et donc elles ne peuvent être directement influencées par celui-ci. Il ne faut pas nécessairement déduire de ce qui précède que les structures informelles donnent lieu à un comportement irresponsable face au groupe, puisque les personnes qui souhaitent maintenir leur influence sur le groupe essaieront en général de répondre à ses attentes ; mais le fait est que le groupe ne peut exiger cette responsabilité, il dépend des intérêts de l’élite… Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structures (où l’on fait comme si aucune structure n’existait de fait), il est impensable de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci devient arbitraire. [1] »
Mais la question de la « structuration » varie selon le type de travail collectif. Elle n’est pas un « simple » problème formel, elle ne se résout pas par une charte ou par une déclaration de fonctionnement, elle se pense à partir de l’articulation entre l’activité singulière du groupe et les ambitions qu’il se donne. Ainsi, fixer un cadre rigide pour un groupe de paroles ou de création risque de corseter l’objectif recherché. Il n’en va pas de même pour un groupe voulant aussi bien pérenniser sa situation, son projet, ses ressources, qu’intervenir dans son environnement. Dans de tels cas, la formalisation de la structure du groupe devient un enjeu important.
Ajoutons que cet enjeu, pour reprendre Jo Freeman, gagnera à se construire dans un entre-deux, ni absence de structure, ni structure excessive : « Il n’y a rien de pernicieux qui soit inhérent à la structure elle-même, il n’y a de pernicieux que sa présence excessive. »
Dans cette perspective, la création d’une structure s’imagine autour d’un certain nombre de points à formaliser (mandat ou délégation pour telle ou telle tâche, révocation, détermination des lieux de prises de décisions et de leurs modalités…), points qui ne sont pas fixés une fois pour toutes mais sont transformables à l’aune des effets produits. Autrement dit, il s’agit autant que nécessaire de baliser le terrain de repères collectifs, d’appuis potentiels qui soient utiles aux membres de l’association pour développer leurs capacités ou pour contester tel ou tel fonctionnement et aux nouveaux arrivants pour s’y retrouver, pour savoir dans quel jeu ils jouent, avec quelles règles.
[1] Jo Freeman, « La tyrannie de l’absence de structure », 1970, disponible sur www.infokiosque.net
[2] Journal officiel en Belgique où sont quotidiennement publiés tous les textes de lois ainsi que ceux relatifs (et obligatoires) aux différentes formes d’associations, qu’elles soient lucratives ou non, ce qui les rend “officielles” et opposables aux tiers et leur confèrent en même temps une personnalité juridique propre.
[3] Toutes les citations qui suivent sont reprises de la revue Recherches, “ Histoire de La Borde, dix Ans de Psychothérapie institutionnelle ”, Paris, 1976. Cette étude a été réalisée par cinq membres du Cerfi, “ Centre de Recherche et de Formation institutionnelles ”. Elle couvre les dix premières années, de 1953 à 1963.
[4] Voir par exemple le livre “ Pratique de l’Institutionnel et Politique ” de J.Oury, F.Guattari, F. Tosquelles, éd. Matrice, Paris, 1985
[5] Il nous faut ajouter un quatrième secteur, celui de l’administration. Mais pour la clarté du texte, nous l’avons mis entre parenthèses.
[6] En ’57, douze personnes travaillent dans ce secteur, soit 30% du personnel salarié de la clinique. Quatre différences objectives les distinguent des autres : ce sont des gens du pays, elles n’ont pas de formation de type “ psychiatrique ”, elles n’habitent pas le domaine, elles sont moins bien payées.
[7] Si peu de choses se passent sur ce front-là durant les cinq premières années, les autres projets de la clinique débordent d’activités : invention d’une myriade d’ateliers avec les patients, - de 30 au départ, ceux-ci sont près de 100 en 1957-, édition de journaux politiques, réflexions sur la psychiatrie et sur les politiques qui y sont menées, luttes d’appoint aux combats des algériens ou contre la bureaucratisation du PCF… sans oublier la vie communautaire.
[8] PCUS : Parti communiste de l’Union Soviétique. Ce congrès fut marqué par une critique du stalinisme et par certaines ouvertures du régime.
[9] Contrairement à aujourd’hui, le climat subjectif était dans ce genre de milieu fort peu tourné vers un plan de carrière “ vu que, de toute manière, la révolution va advenir, dans cinq ans pour les optimistes ou dans quinze ans pour les pessimistes ”.