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« Soyez plus précis, s’il vous plaît. Je vois, vous devez absolument mieux communiquer. » Paroles. Paroles inlassables des communicateurs modernes. Chaque fois, ils nous font le coup, qu’importe la situation, – une grève, une dispute dans un couple, Tchernobyl… –, c’est un problème de communication. Villepin l’a dit : « je me suis fait mal… comprendre ». À quoi toutes celles qui sont descendues dans la rue rétorquent : « Non, non, on t’a très bien compris, on voit ce que tu veux quand tu utilises ces mots-là. »
La proposition se voit renversée : la question n’est plus de juger le langage du point de vue de celui qui entend mais bien de celui qui parle. Nietzsche ne dit pas autre chose : « Un mot ne veut dire quelque chose que dans la mesure où celui qui le dit veut quelque chose en le disant. [1] » Il nous propose une règle : « Traiter la parole comme une activité réelle, se mettre au point de vue de celui qui parle. [2] » Et une question : « qui ? » Qui parle ? « […] une chose étant considérée, quelles sont les forces qui s’en emparent, quelle est la volonté qui la possède ? Qui s’exprime, se manifeste, et même se cache en elle ? [3] »

Faisons nôtre la proposition nietzschéenne : le langage comme rapport de forces. Il s’agit donc moins de cerner, comme font certains linguistes, ce qui caractérise une langue ou un échange verbal (émetteur-récepteur) que de s’ouvrir aux agencements d’une parole, au mouvement dans lequel elle s’insinue et au contexte dans lequel elle surgit. Ensuite, visitons le rapport entre les mots et les actes. Contrairement à l’énoncé « ce ne sont que des mots », nous prenons le pli d’imaginer les mots comme des « mots d’ordre » : ils agissent et transforment la réalité.

[1G.Deleuze, « Nietzsche et la philosophie », éd. PUF, Paris, p. 84

[2idem, p.84

[3idem, p.87

[4« …production d’un vocabulaire inventé, constitué par des néologismes et une syntaxe déformée… », in « Petit Larousse illustré », Paris, 1990

[5G.Deleuze et F.Guattari, « Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie », éd.de Minuit, Paris, p.97.

[6M. Lazzarato, « Les Révolutions capitalistes », éd. « Les empêcheurs de penser en rond », Paris, 2005, p159

[7Idem, « Mille plateaux », p.96

[8Voir à ce sujet Francis Imbert : « La Question de l’Ethique dans le Champ éducatif », éd. Matrice, Paris, 1987, et Anne Querrien : « L’Enseignement »,éd. « Recherches », n°23, juin 1976, Paris.

[9P. Bourdieu « Ce que parler veut dire », éd. Fayard, Paris, 1982, p.31

[10Du moins c’est une vision de la langue. Pour la linguistique classique, par exemple celle de Noam Chomsky, il n’en est rien. Pour lui, la théorie linguistique a affaire à un locuteur idéal, inséré dans une communauté linguistique homogène, connaissant sa langue parfaitement. En fait, il s’agit d’extraire un certain nombre de composantes de la langue qui rendent possible une étude scientifique. Par la même, il faut exclure du langage tout ce qui viendrait polluer le modèle (social, politique, stylistique,…). Contrairement à une langue qui se penserait comme un système de variations complexes, la linguistique de Chomsky vise à refermer la langue sur ses constantes et sur une homogénéité. La langue en somme devient dans ce modèle un arbre que l’on peut décomposer et hiérarchiser. Il n’est pas étonnant qu’avec ce modèle théorique, Chomsky se désole de faire une science qui ne correspond pas à son idéal libertaire.

[11Idem, « Mille plateaux », p.96

[12Un corps est ici une forme quelconque constituée d’une multitude de rapports : une molécule, un individu, un groupe, une société...

[13P. Klossowski, « Nietzsche et le cercle vicieux », éd. « Mercure de France », Paris, 1969, p. 50-51

[14Idem, « Mille Plateaux », p.139

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