Abandon de ce qui nous soumet aux programmes par lesquels s’exerce la domination sociale… Abandon des programmes qui pensent à notre place… Abandon des langages programmés… L’abandon de la partition n’est pas le renoncement à l’écriture mais s’offrir à une écriture liée à l’aléa. À l’aléa du parcours réel. P. Carles et J.-L.Comolli
En arabe ancien, « Eilm » exprime un savoir, une science singulière : celle des signes qui permettent aux nomades de se déplacer dans le désert sans se perdre.
À ce savoir des signes correspond une manière d’envisager le trajet. Par habitude, nous concevons un trajet à partir de deux points, le départ et l’arrivée, mais pour un nomade il existe un troisième espace-temps qui a sa propre consistance et jouit d’une autonomie particulière : c’est l’entre-deux du trajet. Celui-ci se vit non pas comme si, d’un point de départ A, on sautait au-dessus d’un vide ou d’un quelconque abîme pour arriver à un point B, mais comme un parcours qui trace l’expérience et la connaissance « de proche en proche ». Le problème devient moins d’arriver coûte que coûte à l’objectif que l’on s’était fixé initialement que de prospecter chaque bout, chaque morceau d’expérience rencontré lors du cheminement, et de penser les raccords entre ces lignes.
À ce savoir des signes, Eilm, s’agence donc un art de la marche : la déambulation.
Le programme peut être conçu comme un processus déambulatoire qui permettrait de voyager entre une série de relations, qu’il s’agirait dans le même geste de raccorder selon les intensités qui traversent la situation.
Il constitue un moyen de repérage dans la conduite d’un projet. Mais ces repères sont les limites ou les contours provisoires qui débordent, excèdent nos capacités à prévoir. Autrement dit, on programme une chose, mais en même temps, on ne sait pas à l’avance comment cela va tourner.
C’est dans cette indétermination que vont se fabriquer une série de relations censées permettre le passage. Le programme s’imagine là, dans la dynamique de cette construction : entre deux points, nous avons une myriade de relations possibles. La question qui se joue, lors de l’élaboration du programme et au cours de sa réalisation, est donc la suivante : quelles relations allons-nous sélectionner et comment allons-nous tisser des ponts entre chacune d’elles ?
Divers problèmes peuvent néanmoins surgir. Ainsi, dans le récit qui suit, nous verrons que le programme peut être conçu sans intermédiaire, comme s’il s’agissait d’effectuer un grand saut, du point de départ à la visée prévue. Ici, l’espace et le temps entre ces deux points restent vides : le mobile ne peut se traduire que dans la concrétisation d’un résultat à atteindre au final, sorte de projection mentale de ce à quoi il s’agirait idéalement d’arriver, bien plus qu’à l’occasion de chacun des moments qui vont jalonner le chemin censé y conduire.
[1] G.Deleuze – C. Parnet, « Dialogues », éd. Flammarion, Paris, 1996, p. 59-60