Dans leur présentation de Milestones, Robert Kramer [1] et John Douglas avancent en 1975 à propos du « mouvement », c’est-à-dire « les différentes forces qui demandent des changements sociaux et des transformations » (luttes féministes, lutte contre la guerre du Vietnam, lutte des noirs contre la ségrégation…) le constat suivant : « Dans certains cas, il y avait un rejet de la politique : je ne veux plus avoir ce genre de rapport aux choses désormais, je veux avoir une vraie vie. […] Le spiritualisme et diverses techniques de développement des “potentialités humaines” fleurirent. Il y avait beaucoup à apprendre de tout cela. Mais dans une large mesure nous avons tout simplement plongé là-dedans, essayant de nous en sortir sans y penser en termes d’instruments pour renforcer et approfondir la lutte » [2].
En 1982 paraît aux États-Unis Dreaming the dark. Sous le nom de l’auteur Starhawk convergent une militante féministe, pacifiste, mais aussi une sorcière et une thérapeute. L’ouverture du prologue énonce : « Ce livre tente de relier le spirituel et le politique, ou plutôt d’accéder à un espace au sein duquel cette séparation n’existe pas, où les histoires de dualité que nous raconte notre culture ne nous vouent plus à répéter les mêmes vieux scénarios » [3].
Les années quatre-vingt marquent la mise au pas, la répression féroce d’un mouvement hétérogène de lutte contre l’impérialisme, les guerres, les dominations et les oppressions. De nouveaux modes d’existence se risquent hors des chemins balisés de la société de consommation. C’est aussi l’arrivée au pouvoir de Reagan et Thatcher, figures emblématiques de la réaction, qui signe l’entrée dans les « années d’hiver ». Les résultats sont malheureusement connus : individualisme, repli sur soi, démembrement des communautés et des réseaux, morosité ambiante. Impuissance. Aujourd’hui, après le bol d’air de la fin des années quatre-vingt-dix et les fragiles possibles qui se construisaient, l’étau se resserre à nouveau. Les groupes actifs et inventifs qui luttent contre le capitalisme se font plus rares dans nos contrées. Les liens se défont petit à petit et les espaces de liberté s’amenuisent. Les coups ont été rudes ces dernières années, et nous laissent affaiblis. Sentiment d’avoir moins de prises et que les forces manquent.
C’est sans doute là que l’énoncé de Kramer fait écho.
Une question insiste dans cet écho. Qu’est-ce qui, dans la constitution de la subjectivité moderne et de la figure du militant qui en découle, rend impensable ou scandaleux ce lien entre politique et spiritualité, entre politique et « technique de soi » ? En quoi cette séparation nous rend vulnérables ? En quoi bon nombre de pratiques spirituelles reproduisent à leur manière cette séparation ? Et plus positivement, comment fait-on pour nourrir nos expériences ? Question énergétique et pratique.
Ces questions émergent de la différence entre Kramer et Starhawk. Avançons que celle-ci passe entre une disjonction exclusive, une alternative infernale, signe de la fin de l’engagement, du retrait de la politique du côté de Kramer, là où quelque chose d’insolite, pour nous, se noue chez Starhawk.
Filles et fils des années quatre-vingts et de la modernité, nous connaissons assez bien le premier cas de figure. N’avons-nous pas ricané, à la première lecture de Femmes, magie et politique, quand il est proposé à un groupe de commencer ou d’interrompre une réunion par une séance de respiration, utilisant des techniques du yoga ? De désigner des rôles, comme le dragon ou le corbeau ? Et que dire de l’invocation de la déesse ? Comme si nous étions au-dessus de cela.
Au fil de nos diverses expériences collectives, nous nous sommes mis à balbutier. Nous avons appris que la bonne volonté et les bonnes intentions émancipatrices ne suffisent pas à faire tenir un groupe et qu’elles provoquent bien souvent de l’épuisement. Nous nous trouvions bien indigents face à cette réalité, sans trop de ressources, nous demandant de quel type de savoir nous avions besoin, où aller les chercher et comment les activer.
Quand nous relisons aujourd’hui : « Nous avons développé nos propres rituels pour notre guérison personnelle, pour développer notre pouvoir politique, pour construire les liens communautaires dont manque la culture aujourd’hui. […] Continuer à se battre face à une opposition aussi violente exige un espoir profondément enraciné. Pour moi, c’est la raison la plus importante de lier une pratique spirituelle à mon activité militante. » [4], nous ne pouvons plus ricaner impunément. Nous sommes obligés de nous demander ce qui nous pousse à la raillerie.
[1] Robert Kramer, cinéaste américain, co-fondateur du collectif "Newsreel".Il a réalisé, entre autre, "The edge", "Ice", "Milestones", "Road One/USA". Voir www.windwalk.net, ainsi que "Points de départ : entretien avec R. Kramer", Institut de l’Image, 2001.
[2] Cahiers du cinéma, n° 258-259, juillet-août 1975, p.56.
[3] « Femmes, magie et politique », éd Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2003, p. 17
[4] Starhawk, idem, p.11 et 14. Cette proposition s’inscrit dans la lignée pragmatique des thèmes de la confiance et de la croyance développés par W.James. Voir à ce propos le livre de D. Lapoujade, « William James. Empirisme et pragmatisme », éd. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2007 (rééd.), et particulière le chapitre 3, « Confiance et communauté pragmatique »
[5] « herméneutique du sujet » p. 241
[6] Le « soi » peut être aussi bien individuel ou collectif.
[7] idem, p.19
[8] Michel Foucault « dit et écrit, IV », p. 411
[9] Voir à ce sujet I.Stengers « L’invention des sciences modernes ».
[10] idem, p.465
[11] idem, p.12
[12] Ce techniques comprennent, entre autre, la préparation au rêve, la préparation de la journée et son évaluation pour voir ce que l’on a fait, ce qu’il s’agit de changer, des techniques portant sur la concentration de l’âme pour éviter la dispersion, partir en retraite, ou encore celles liées à la nourriture, à la musique, à l’écriture, à la parole…
[13] idem, p.53 et p. 388
[14] p. 171. Il s’agit d’éviter, comme le suggère Foucault, d’effectuer une projection rétrospective. Le « je dois » de l’époque gréco-romaine renvoie à un questionnement sur les conduites et leurs manières, quand le « je dois » moderne est plus directement lié à la loi, à la forme juridique. « Je dirais que celui qui voudrait faire l’histoire de la subjectivité (…) devrait essayer de retrouver la très longue, très lente transformation d’un dispositifs de subjectivité, défini par la spiritualité du savoir et la pratique de la vérité par le sujet, en cet autre dispositif de subjectivité qui est le nôtre et qui est commandé, je crois, par la question de la connaissance du sujet par lui-même, et de l’obéissance du sujet à la loi. » voir « L’herméneutique du sujet » p. 305 et au niveau de la transformation de cet question lors du christianisme voir, par exemple, p.202.
[15] Mouvement de clôtures et d’expropriation des terres qui eu entre autre pour effets de détruire les communautés villageoises.
[16] Nous ne savons pas si ce mot convient. Mais à défaut de trouver ou d’inventer un autre mot qui recouvre cette idée d’un ensemble de savoirs, de techniques, d’expérience dont un groupe à besoin, non pas pour connaître quelque chose mais pour se transformer et se nourrir, nous gardons ce terme spiritualité. Cela dit par la bande il a cet avantage de nous faire trébucher dans notre rapport aux significations qu’a produit la modernité.
[17] G. Deleuze « Différence et répétition », ed. PUF, 1968, p.177
[18] I.Stengers « La vierge et le neutrino », ed. Les empêcheurs de penser en rond, 2006, p. 203