Il nous semble que cette perspective est rivée sur un point de vue, celui du triomphe redondant et quasi inéluctable des forces réactives : bureaucratisation, conservation, adaptation… Or, si on suit Nietzsche, ces forces l’ont emporté en coupant les forces actives de ce qu’elles peuvent : s’approprier, s’emparer, subjuguer. « S’approprier veut dire imposer des formes, créer des formes en exploitant les circonstances. [3] » Ou encore l’ « actif » désigne cette énergie capable de transformation.
Le problème est là. À suivre René Lourau, on en est réduit à n’envisager les possibilités pour un groupe de se transformer que par le passage à un acte d’auto-dissolution, c’est-à-dire par la clôture d’une expérience. Mais pourquoi faudrait-il qu’il soit mis fin à une expérience pour que se produisent les possibilités de sa transformation ? Pourquoi cette capacité de se transformer ne peut-elle pas se penser dans le processus même qui innerve le projet, c’est-à-dire dans son milieu ? La réponse est peut-être toute simple : Lourau ne pense pas les groupes à partir de leur milieu, de leurs devenirs possibles, de leurs mutations mais à partir soit d’une vérité qui les fonde, soit d’une finalité à réaliser, deux termes qui écrasent, réduisent et binarisent les processus. Lorsque l’on diminue ainsi l’espace de respiration des groupes, ceux-ci peuvent difficilement éviter de suffoquer, de se fatiguer et de n’entrevoir qu’une ou deux portes de sortie : la « fuite individuelle » et l’arrêt collectif.
Deux cas de figures illustrent cette approche.
Dans le premier, le groupe conçoit sa pratique à partir d’une fin, d’une mission à remplir, d’une cause à défendre ou, comme on dit parfois dans ces cas-là, d’une finalité [4] à atteindre. Son chemin est tendu vers ce point. Il n’arrêtera pas tant qu’il ne l’a pas atteint. Il construit ses critères à travers autant de bornes (de « buts ») et d’objectifs intermédiaires, rapportés à cette fin désirée, définie par anticipation et rationnellement en termes de stratégies et de tactiques. Et logiquement, l’ultime borne est l’accomplissement du groupe : « Enfin, la révolution ! Mais qu’allons-nous devenir ? On prend le pouvoir, pardi, et on se protège de la réaction ! » Histoire sans fin… irrémédiablement [5].
À côté de cette première figure qui envisage son expérience par la fin, nous en avons une seconde qui, si elle garde cette idée d’un possible à réaliser, la rapporte cependant à un commencement. Son histoire, son expérience collective, réclame un point de départ qui soit comme l’affirmation d’une rupture définitive avec un passé. Elle exige un fondement qui marque le commencement d’une nouvelle histoire. Ils proclament, ou du moins ils pensent : « Nous, nous avons commencé ! » La vérité n’est plus seulement dans un futur à réaliser, elle se veut déjà présente, à l’œuvre dans le projet en cours. Rapidement, le problème devient moins d’y arriver que de continuer, encore et toujours, le chemin défriché par les fondateurs. Pour ce faire, un pacte se noue, qui trace une ligne entre un « nous » qui effectuons cette nouvelle histoire et un « eux » qui n’en sont pas ; « l’authenticité de l’être » devient le critère de ce partage.
Dans ces deux cas de figures, le mouvement « interne » du groupe n’est pas saisi par et pour lui-même mais à partir de points abstraits et extérieurs à la vie du groupe, des critères transcendants qui quadrillent et façonnent les processus. L’un dit : « Ce que nous faisons, nous le devons à un commencement, à un fondement originel. C’est lui qui nous oriente pour le futur. » L’autre rétorque qu’il n’en est rien, que « ce qui importe n’est pas d’où nous venons mais où nous devons arriver. C’est la fin qui nous oriente et justifie notre trajet. » Malgré leur apparente opposition, un mot réconcilie ces deux postures, c’est le mot être. D’un côté, on entend : « Nous avons à retrouver l’être perdu » ; de l’autre, on déclare : « Nous avons à créer un être nouveau. »
Difficile alors de sentir et de penser les mutations, les devenirs à l’œuvre et les passages qui se produisent au sein du corps collectif. Et, à défaut de les voir venir, on se retrouvera un beau jour devant un nouvel impensé, celui où s’exprimera le désir d’arrêter l’aventure collective, en tant qu’elle constitue finalement une tentative d’ordonner et de fatiguer la vie. La proposition de R. Lourau nous semble donc légèrement réactive et restrictive. Restrictive, dans le sens où il généralise à l’ensemble des pratiques collectives deux types de conceptions. Et réactive en ce que le groupe n’est pas pensé à partir de ses forces et de leurs rapports mais à partir de la victoire, après coup, d’une de ses forces qui coupe le groupe de ses possibilités.
La bureaucratisation, par exemple, est un des devenirs possibles mais tous les devenirs possibles ne se réduisent pas à ce phénomène. Et enfin, cette proposition de l’auto-dissolution ne nous dit rien sur le type de groupe qui renaîtra suite à ce mouvement. S’il advient un nouveau collectif tout aussi convaincu de ses vérités que le précédent et ne pouvant penser sa démarche qu’à partir d’elles, on peut se demander si cela sert à quelque chose de s’auto-dissoudre ou plus précisément : combien de dissolutions nous faudra-t-il avant d’avoir un groupe « actif » ?
Passage : la « mue »
Prenons maintenant un autre point de vue sur cette idée d’arrêt et situons-le pour commencer dans un type de pratique collective. Ici, l’important se situe dans les processus en cours et dans les manières de les raccorder entre eux. Une direction existe mais elle est secondaire par rapport aux trajets. Les critères sont liés aux affections de joies ou de tristesses et aux forces actives ou réactives rencontrées à même le chemin. C’est cela qui déterminera les poursuites, les bifurcations et les passages à effectuer. On n’arrête ni ne commence jamais vraiment, on devient tout le temps autre chose.
D’un certain point de vue, la question de l’arrêt se pose aussi. Mais elle s’envisage à partir de ce qui est en train de se faire. Ainsi, si l’on estime que le processus entamé assèche, affecte tristement la pratique, on s’arrête pour prendre le temps d’en tirer une conclusion provisoire : ça ne marche pas ou plus trop sur ce chemin, alors branchons-le sur un nouveau et voyons ce que cela produit. On cherche en somme à créer des passages de proche en proche.
Dans cette perspective, l’arrêt est un moment du processus, qui permet de recommencer de nouveaux agencements. Il est au milieu, ou dans les milieux du parcours, il fonctionne comme dispositif de repérage des limites, des impasses et des possibilités que nous ouvre le chemin.
Pour ce type d’approche, il y a néanmoins dans l’idée d’arrêt quelque chose d’un peu trop linéaire, de trop chronologique. À l’instar des reptiles, on préférera le vocable de « mue ». Au cours de la mue, le lézard change parfois radicalement de comportement, il devient irascible pendant que la couleur de sa robe se modifie. Sa mue achevée, quand il s’est défait de son ancienne peau, il se sent plus léger et retrouve l’appétit. Pour un groupe, c’est un peu la même chose : « On n’abandonne pas ce que l’on est pour devenir autre chose (imitation, identification) mais une autre façon de vivre et de sentir hante ou s’enveloppe dans la nôtre et la « fait fuir »… » [6]
« Moi, voilà comme je suis » est une aberration du point de vue du reptile. Mais il faut croire que cette considération reptilienne n’affecte pas le « moi » humain, individuel ou de groupe. Celui-ci ne muerait pas, il n’aurait le choix qu’entre se perpétuer ou se transformer du tout au tout. Avec ce genre de présupposés, on peut être sûr que le premier qui désire un peu autre chose, qui mue en somme, sera banni. Dans ces conditions-là, il n’est pas étonnant que le groupe ne puisse envisager sa propre transformation que sous la forme d’un « arrêt », donc d’une rupture, d’une scission ou d’une déglingue générale, coincé qu’il est entre une image, une « représentation » de ce qu’il est (ou était), et une autre, de ce qu’il voudrait ou devrait être. Pas de milieu, pas de processus, pas de devenir, juste des points fixes à franchir, pour parvenir à l’ultime accomplissement, au rêve tant désiré.
Comme dit Deleuze, il nous faut savoir trahir « les puissances fixes qui veulent nous retenir, les puissances établies de la Terre. » Ce qui, ajoute-t-il, est différent de tricher : « Le tricheur, lui, prétend s’emparer de propriétés fixes, ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas du tout de devenir. Le prêtre, le divin est un tricheur, mais l’expérimentateur est un traître. » [7]
[1] R.Lourau, “ L’auto-dissolution des avant-gardes ” , éd. “ Galilée ”, Paris, 1980
[2] F.Guattari, “ Psychanalyse et transversalité ”, éd. “ Maspéro ”, Paris, 1970, p.283-284
[3] Deleuze, “ Nietzsche et la Philosophie ”, PUF, Paris, 1962, p.48
[4] Nous utilisons ici ce mot dans le sens d’une visée, d’une ambition ; dans certains cas, la finalité désigne plutôt les valeurs générales auxquelles le groupe affirme adhérer et dont il cherche à garantir ou à faire émerger la mise en pratique : la justice sociale, la solidarité, les droits de l’homme, l’égalité…Paradoxalement, dans ce type d’acception “ idéale ”, une finalité n’a jamais de …fin.
[5] Ce “ modèle ” imprègne fortement les groupes politiques. Il est également largement répandu dans les écoles supérieures ou universitaires formant les divers types d’intervenants sociaux.
[6] F. Zourabichvili, “Le Vocabulaire de Deleuze ”, éd. Ellipses, Paris, 2003, p.30
[7] G. Deleuze & C. Parnet, “ Dialogues ”, éd. Flammarion, Paris, 1996, p.52-53