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 Corps et paroles

« Si le corps concerne nos forces les plus immédiates comme les plus lointaines par leur origine, tout ce que dit le corps – son bien-être et ses malaises – nous renseigne le mieux sur notre destinée. […] Nietzsche l’éprouve longuement et le surveille passionnément : plus il écoute le corps, plus il se méfie de la personne que le corps supporte. [13] »

Situation : un collectif dont certains des membres se sentent étouffés. Ils ne comprennent plus ce qui se passe, ce qu’ils font et où va le projet. Et ils ont beau essayer de se relancer, le corps ne répond plus. Après des mois de végétation, ils se mettent à parler de ce qui leur arrive. Une expression va se dégager de leurs discussions : « Nous sommes en crise ». Le terme « crise » n’indique rien en soi. Mais, pour le collectif, il nomme, d’une part, ce que peut être l’état corporel de ses membres et, d’autre part, il fonctionne comme mot d’ordre : « comprenons cette crise ».
La parole « crise », dans ce cas, s’agence à cette situation et relaie peu ou prou l’agissement muet du corps. Muet n’est pas le terme exact ; disons plutôt que les expressions, les mots s’insèrent dans le corps comme celui-ci émet des signes qui travaillent le langage, le fait « parler » : « La maladie se développe dans mon corps, je ne le sais pas, mais petit à petit, j’ai des crampes d’estomac, des difficultés de digestion. Voilà autant de signes qui me font dire que… »

Un énoncé, une parole intervient en quelque sorte aussi bien comme un acte de langage qui ordonne au corps que comme un acte de langage, une prise de parole, qui vient du corps. Cette articulation va produire entre la parole et le corps des effets de conjuration d’une situation : « Je sens une grande fatigue en moi, il est temps que je m’arrête de courir. » Ou alors il va produire des effets qui sont plutôt de l’ordre de l’anticipation d’une situation ; il en va ainsi d’un énoncé tel que celui de la première Internationale, – « Prolétaires de tous les pays, unissez vous ! » – lancé avant que soient données les conditions même de l’existence d’un prolétariat comme corps organisé.

Cet acte de langage dans le corps et par le corps peut aussi avoir des conséquences d’une autre nature. Ainsi, il peut tendre à détacher l’un de l’autre le corps et la parole : « Tout va bien, et tout va bien se passer, c’est juste une question de temps et de volonté » alors qu’en « dedans », ça n’arrête pas de craquer, de se fissurer. Au contraire, l’articulation corps-parole peut pousser les deux termes, les deux pôles, à se réunir, à converger, tel le premier « je t’aime » dans l’effusion de deux corps qui s’entrelacent. Enfin l’articulation peut produire un brouillage de perception comme dans le cas de l’énoncé : « Nous fonctionnons en autogestion », alors que le corps est en réalité stratifié et hiérarchisé.

Bizarre articulation en effet que ce dernier rapport entre un énoncé affirmé avec force et conviction à tout qui veut l’entendre – « Nous fonctionnons en autogestion » –, alors que le corps est pris dans des régimes de segmentation et de stratification. Pourtant l’énoncé fonctionne, il « (per)forme » les pensées, les convictions, les personnes que le corps supporte par le fait qu’il s’insère dans des pratiques, des gestes, des ­réunions collectives qui semblent confirmer ces mots. Le caractère quasi magique des mots performatifs « marche » donc en rapport à certains agencements.

Et ce mot d’ordre – « vivre en autogestion » – fonctionne d’autant mieux comme réalité si, dans les têtes de celles qui sont dans le projet ou qui le rejoignent, il résonne déjà comme mot d’ordre, comme a priori sur ce qu’elles sont censées venir découvrir. Il résonne doublement en somme : avec toutes les histoires et les voix passées et avec les paroles de tous ceux qui sont impliqués dans le projet et qui vont confirmer ce mot d’ordre… Mais jusqu’à quand ? On imagine la séquence : lorsque le mot « autogestion » perdra de sa magie, quand l’effet « mot d’ordre », pour telle ou telle raison, se détraquera, quand la personne regardera différemment le projet et découvrira toutes ses stratifications, alors elle se retournera contre ceux qui l’ont « envoûté » et elle les traitera de salauds, de manipulateurs, de voleurs d’idées… Ce faisant, elle oubliera que ce mot d’ordre d’« autogestion », elle le portait elle aussi et le propageait. Se sentant désabusée, trahie, elle ira chercher ailleurs la possibilité de sa réalisation ou elle s’enfermera dans la rancœur ou le cynisme : « Quoi ? L’autogestion ? Laisse tomber, j’ai déjà donné ! »

On rejoint ainsi par un autre biais le problème de tout à l’heure : comment dérégler et devenir étrangers aux langues majeures qui habitent nos territoires, nos groupes et nos têtes ? Pour les mots d’ordre comme pour le langage majeur, la question n’est pas tant d’y échapper, – on est dedans – mais « de transformer les compositions d’ordre en composantes de passage. [14] »

D’un côté, il s’agit donc de jouer avec les différents mots d’ordre qui prescrivent notre réalité, de s’en détacher quelque peu. Questionner ce qu’ils ouvrent comme ce qu’ils referment. Le « nous partageons quelque chose » de l’exemple ci-dessus a pu créer des passerelles entre des pratiques qui n’en n’avaient pas auparavant mais, en même temps, la suite de l’énoncé disqualifiait une autre pratique, celle avec qui « nous n’avons rien à partager ». Suivons donc cet énoncé pour ce qu’il apporte, mais pesons en même temps sa pertinence et sachons rire de l’ordre que produit ensuite la découpe binaire qu’il opère entre « amis » et « ennemis ».

D’un autre côté, il s’agit de développer une relative prudence face à ces ordres que nous donnons à la vie. De quelle manière va-t-on parler d’une chose ? Quels seront les effets pratiques de tel mot sur notre corps et sur notre devenir ? Nommer par exemple un processus par des mots du type « nous avons commis une faute grave » ou « ce que nous avons vécu n’est qu’une illusion » va sans doute avoir pour effet de produire de la culpabilité, ou une forme de déprime. User du mot « erreur » à la place du mot « faute » et de l’expression « nous avons vécu une expérience ambivalente » au lieu de « ce n’était qu’une illusion » produira éventuellement un autre rapport à ce qui se vit et à ce qui se réalisera dans le futur.

Préférons donc les mots qui s’agencent au corps et composent avec lui de telle façon que cela génère des passages vers de nouvelles manières de parler et de danser plutôt que d’ordonner à la vie de se taire, de se déprécier ou de mourir.

>> Pour prolonger sur les effets des mots, voir Théories (effets des) et Fantômes, et pour ceux de leur prise en compte, lire Silence et Subsides.

[1G.Deleuze, « Nietzsche et la philosophie », éd. PUF, Paris, p. 84

[2idem, p.84

[3idem, p.87

[4« …production d’un vocabulaire inventé, constitué par des néologismes et une syntaxe déformée… », in « Petit Larousse illustré », Paris, 1990

[5G.Deleuze et F.Guattari, « Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie », éd.de Minuit, Paris, p.97.

[6M. Lazzarato, « Les Révolutions capitalistes », éd. « Les empêcheurs de penser en rond », Paris, 2005, p159

[7Idem, « Mille plateaux », p.96

[8Voir à ce sujet Francis Imbert : « La Question de l’Ethique dans le Champ éducatif », éd. Matrice, Paris, 1987, et Anne Querrien : « L’Enseignement »,éd. « Recherches », n°23, juin 1976, Paris.

[9P. Bourdieu « Ce que parler veut dire », éd. Fayard, Paris, 1982, p.31

[10Du moins c’est une vision de la langue. Pour la linguistique classique, par exemple celle de Noam Chomsky, il n’en est rien. Pour lui, la théorie linguistique a affaire à un locuteur idéal, inséré dans une communauté linguistique homogène, connaissant sa langue parfaitement. En fait, il s’agit d’extraire un certain nombre de composantes de la langue qui rendent possible une étude scientifique. Par la même, il faut exclure du langage tout ce qui viendrait polluer le modèle (social, politique, stylistique,…). Contrairement à une langue qui se penserait comme un système de variations complexes, la linguistique de Chomsky vise à refermer la langue sur ses constantes et sur une homogénéité. La langue en somme devient dans ce modèle un arbre que l’on peut décomposer et hiérarchiser. Il n’est pas étonnant qu’avec ce modèle théorique, Chomsky se désole de faire une science qui ne correspond pas à son idéal libertaire.

[11Idem, « Mille plateaux », p.96

[12Un corps est ici une forme quelconque constituée d’une multitude de rapports : une molécule, un individu, un groupe, une société...

[13P. Klossowski, « Nietzsche et le cercle vicieux », éd. « Mercure de France », Paris, 1969, p. 50-51

[14Idem, « Mille Plateaux », p.139

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