Cette manière de penser le pouvoir nous invite donc à le concevoir, non plus à partir de ce qu’il donne à voir (« c’est un conflit de pouvoir »), mais depuis la multiplicité des rapports de forces qui sont immanents au domaine où il s’exerce. Repérer, en somme, ces foyers, ces rouages et les points de résistance qui agissent dans le pouvoir comme autant « de cibles, d’appuis, de saillies pour une prise » [5]. Cette perspective nous amènerait à revisiter ce « fameux conflit » avec des outils sans doute plus appropriés pour problémer, c’est-à-dire pour penser la situation au lieu de la juger.
En premier, nous avons toutes les orientations prises par exemple lors de la création du projet. Il a fallu amener du capital financier, certains en disposaient et d’autres pas. Il a fallu opter pour un type de production, ce qui a entraîné des différences de places et de rôles dans le processus de production. Il a fallu ensuite choisir une forme juridique, attribuer des statuts et des fonctions aux uns ou aux autres à l’intérieur de cette structure officielle, valoriser les connaissances et savoir-faire appropriés à la nature particulière du projet ou à ses orientations prioritaires, et par là même en dévaloriser d’autres…
Ensuite, il nous faut regarder les parcours suivis par chacune des personnes impliquées dans le projet, et les mobiles souvent multiples, voire contradictoires qui les ont animées : accumuler du profit ou plus largement du capital valorisable (financier, symbolique, cognitif, affectif, matériel), bénéficier de l’image de l’activité, apprendre ou exercer un métier, chercher un refuge, construire et vivre des amitiés… Tout en prenant en compte que ces moteurs, ces désirs ont sans doute connu des évolutions au fil du temps.
Il nous faut comprendre également les modalités pratiques que le groupe a construites, au sein desquelles les rapports de forces se sont tissés : les modes de décisions, les dispositifs de réunion et les modalités langagières qui y ont cours, les traces de l’histoire du groupe, la circulation de l’information, la répartition des fonctions et les dispositions permettant ou non de les contrôler, les actes économiques, leur transparence et l’analyse de leurs effets…
Tous ces éléments ont lentement fabriqué un système de différenciation dans le groupe. Ils ont créé les conditions mêmes de la réalisation du projet tout en déterminant un certain nombre d’effets présents et futurs.
C’est à travers tous ces points [6] que se dessine une carte des rapports de forces dans un groupe, qui, avant de fixer et de consolider des attributs ou des modes de possession, se sont lentement construits dans cet ensemble et dans ce mouvement complexes et continuent aujourd’hui encore de se construire, en mineur peut-être, en silence et en extrême lenteur, à tel point que l’on peut croire que plus rien ne bouge et ne bougera plus jamais. C’est cet ensemble et ce mouvement qu’il s’agit de mettre à jour pour comprendre comment cela fonctionne et saisir que ce n’est pas en coupant une tête que l’on modifiera les régimes de relations de pouvoir. Celles-ci sont immanentes au projet lui-même, elles en sont l’émanation tout comme elles l’irriguent et le fortifient, l’affaiblissent et l’empoisonnent. Et ce jeu de relations est avant tout paradoxal : « La relation de pouvoir et l’insoumission de la liberté ne peuvent être séparés. Le problème central du pouvoir n’est pas celui de la “servitude volontaire” (comment pouvons-nous désirer être esclaves ?) : au cœur de la relation de pouvoir, il y a la rétivité du vouloir et l’intransitivité de la liberté. Plutôt que d’un “antagonisme” essentiel, il vaudrait mieux parler d’un “agonisme”, d’un rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et de lutte, moins d’une opposition terme à terme qui les bloque l’un en face de l’autre que d’une provocation permanente. [7] »
[1] M.Foucault, « Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir », éd. Gallimard, 1976, p.123
[2] G.Deleuze, “Foucault”, éd. de Minuit, Paris, 1986, p.77
[3] Citation in H. Dreyfus- P. Rabinow , « Michel Foucault, un parcours philosophique », éd. Gallimard, Paris, 1984, p.314
[4] Idem, « Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir », p. 123-124
[5] idem, p.126
[6] Nous nous inspirons du texte de Michel Foucault : “Deux essais sur le Sujet et le Pouvoir », in H.Dreyfus et P.Rabinow, « M. Foucault, un parcours philosophique », éd. Gallimard, Paris, 1984
[7] idem, p.315
[8] « Discrètement » signifie que « tout ne nous est pas dû » quand on débarque dans un groupe, y compris toute information sur tout sujet.
[9] idem, « Deux Essais sur le Pouvoir... », p.316