Un groupe se forme, composé d’une quinzaine de personnes. Parmi celles-ci, certaines se connaissent, d’autres non. Ajoutons que ceux qui sont amis ou proches se connaissent sous certains rapports et que le fait d’aller dans un groupe va modifier ces rapports. Pour être encore plus précis, il y a de fortes chances pour que chaque individualité ait un savoir très partiel sur elle-même. On se retrouve donc avec des gens qui ignorent à peu près tout d’eux-mêmes, des différentes composantes individuelles et collectives qui vont tenter de s’articuler et de la manière dont celles-ci vont précisément s’agencer entre elles. Nous sommes dans le régime des rencontres, des affects et des passions, dans ce que Spinoza appelle le premier régime de connaissance. En effet, de quels critères disposons-nous pour évaluer si le groupe, comme corps, compose ou décompose les rapports entre ses différents membres ? À vrai dire, nous disposons de peu de critères. Nous sentons simplement que participer au groupe, en faire partie, nous plaît ou pas : « Je me rends à la première réunion et j’en sors joyeux ». Nous disposons à ce stade d’un premier critère, basique : « Mon corps sous certains aspects se compose avec ce groupe ». Mais, en même temps, « il y a un certain nombre de personnes qui me déplaisent, je suis donc ambivalent ».
On parle ici de personnes mais il peut s’agir aussi de rencontre avec des idées, des atmosphères, des odeurs… « L’ambiance est bonne, on rigole bien mais ce qui est dit et la manière dont cela est dit me rendent triste, m’affectent, me chagrinent. » On est toujours dans le premier régime de connaissance, on ignore à peu près tout de ce que l’on peut et de ce que le groupe est capable de faire. Il semble que, pour certaines raisons (inconnues), le groupe « prend » malgré tout, c’est-à-dire qu’il dégage davantage d’affects de joie que d’affects de tristesse.
Il est possible également que le groupe ne prenne pas du tout, une mauvaise rencontre en somme, où l’affect triste prédomine. Il se fait pourtant que les gens restent ensemble. Ils trouvent sans doute encore suffisamment de joie et, malgré sa peine, chacun dans son coin se « raisonne » (« On vient de commencer, on ne va pas arrêter tout de suite »), se culpabilise (« Je dois tenir mes engagements jusqu’au bout »).
Ce n’est pas forcément une erreur car, comme nous l’avons vu, dans ce régime de connaissance, tout peut changer très vite. Par exemple, un groupe préparant l’occupation d’un bâtiment vide se trouve dans un agencement « réunions » qui attriste. Le fait de concrétiser ce projet peut transformer radicalement l’agencement et produire de la joie. On ne peut pas le savoir à l’avance, il faut le faire.
Cependant, si après trois occupations et autant de délogements, le groupe est encore affecté tristement, il serait peut-être temps de se poser l’une ou l’autre question : cela vaut-il la peine de poursuivre ensemble ? Que faut-il modifier ou agencer autrement pour arrêter de s’ennuyer ?
Le danger est grand de laisser se perpétuer une situation où dominent les passions tristes. Nous sommes déjà dans une impuissance relative face à ce qui nous arrive, seulement capables de sentir les affects. Mais que ce senti se transforme en ressenti, et nous voilà plongés dans l’enchaînement des passions tristes. D’abord la tristesse qui glisse vers la haine : « Si quelqu’un commence à avoir en haine une chose aimée, de façon que l’amour soit entièrement aboli, il aura pour elle, à cause égale, plus de haine que s’il ne l’avait jamais aimée, et d’autant plus que son amour était auparavant plus grand. [6] » Puis surviennent l’aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir [7]…
Ce danger est en quelque sorte redoublé par un autre, celui de toutes les traces durables qui affectent un corps. Nous ne sommes pas seulement momentanément tristes mais la tristesse s’imprègne dans notre corps : lentement, une fêlure silencieuse s’y déploie. Une fixation s’opère alors : « Une partie de ma puissance est toute entière consacrée à investir et à localiser la trace, sur moi, de l’objet qui ne me convient pas. […] C’est autant de ma puissance qui est diminuée, qui m’est ôtée, qui est comme immobilisée. [8] » Comme on dit, il va falloir du temps pour s’en remettre.
[1] Le Robert, « Dictionnaire historique de la langue française », Paris, 2000
[2] Que ce soit au niveau d’un individu ou d’un groupe, c’est bien la question de la puissance, des rapports, des rencontres et des compositions qui nous intéresse ici. De ce point de vue, nous ne distinguons pas l’un et l’autre niveau.
[3] G. Deleuze « Spinoza et le problème de l’expression », éd. de Minuit, Paris, 1968, p.218
[4] « L’éthique juge des sentiments, des conduites et des intentions en les rapportant non pas à des valeurs transcendantes mais à des modes d’existence qu’ils supposent ou impliquent » et « Il n’y a pas de bien ni de mal dans la Nature, il n’y a pas d’opposition morale, il y a une différence éthique », idem « Spinoza et le Problème de l’Expression » p.248 et 249
[5] G. Deleuze « Spinoza, philosophie pratique », éd. de Minuit, Paris, 1981, p.35
[6] Spinoza « Ethique », éd. Flammarion, Paris, 1965, p.170
[7] Le cas « paradigmatique » du déchaînement des passions tristes dans un groupe est le moment où éclate les conflits qui annoncent la scission.
[8] G. Deleuze, « Spinoza, cours à Vincennes, 20-01-81 », www.webdeleuze.com, p.69
[9] G.Deleuze, « Spinoza, Cours à Vincennes du 24-01-78 », webdeleuze.com ; p. 17
[10] idem, p.75