De Kramer à Starhawk en passant par Foucault, une même question insiste : quel est le prix que nous payons à laisser une pensée du « souci de soi » en dehors du groupe ? Kramer nous dit, depuis ses expériences politiques des années 60-70, que le prix a été la production d’une nouvelle séparation symétrique de la première, à savoir un désengagement des luttes politiques au profit d’un retour à un soi individuel. Pour Starhawk cultiver et protéger nos communautés, c’est rendre des forces capables, entre autre, de résister aux changements d’ambiance d’une époque, aux « années d’hiver ». Car le prix de ce qu’elle appelle la mise à distance moderne, c’est-à-dire l’objectivation d’un sujet autonome sûr de son bon droit, de la vérité, n’est pas seulement la création de la figure du désengagé, du délié – en un mot du « citoyen » –, mais aussi la poursuite du mouvement des enclosures né au xvie siècle [15]. Pour Foucault, enfin, le prix de la disqualification du savoir spirituel depuis le « moment cartésien » jusqu’à ce jour a pour effet non seulement de nous rendre relativement bêtes devant ce problème, d’où nos ricanements, et vulnérables au régime de pouvoir qui a pour objet nos vies.
Actualiser la question du rapport entre politique et spiritualité [16] au niveau des groupes passe par une résistance à cette séparation moderne. Nous avons à apprendre sur les mille et une manières de cultiver et de protéger nos groupes. Notre richesse n’est pas seulement dans les « outils » que nous avons réussi à stabiliser (bâtiment, journaux, subventions…), dans les connaissances apprises lors de nos activités et/ou dans nos éventuelles victoires partielles sur tel ou tel champ, mais aussi dans une culture de soi qui s’y crée, dans les techniques qui s’y inventent et dans les savoirs qui s’y élaborent et s’y transmettent.
Se soucier des devenirs de nos groupes, c’est aussi apprendre à dire non à la bonne volonté. Se mettre à bégayer chaque fois que l’on reproduit ce geste moderne qui consiste à imaginer nos modes d’existence collective à partir d’un allant de soi, certes difficile, mais qui n’a pas à être problématisé pour lui-même et transformé.
Reprenons la formule « qui ? » de Nietzsche : qui est ce « je pense, donc je suis » qui peuple nos réunions ? Quelle est cette force qui nous fait concevoir nos groupes comme des créations naturelles où il faut juste un peu de bonne volonté (être présent à l’heure et lever de temps en temps le doigt) ? Ou encore quel type d’homme – parce que c’est bien de cette figure majoritaire dont il s’agit – célèbre-t-on avec cette pensée qui n’est contrainte par rien, qui ne dérange personne, ni elle-même, ni les autres ?
Il n’y a que la morale, nous dit Nietzsche, qui peut nous persuader de la bonne nature de notre groupe et de la bonne volonté de ceux qui s’y trouvent, et Deleuze ajoute : une pensée qui n’ennuie personne est celle qui demande adhésion. Elle est le signe des « fiançailles monstrueuses, où la pensée “retrouve” l’État, retrouve l’Église, retrouve toutes les valeurs du temps qu’elle a fait passer subtilement sous la forme pure d’un éternel objet quelconque, éternellement béni » [17].
Il s’agit de ne pas oublier ce qui a été détruit par le mouvement qui a accompagné cette « image de la pensée » depuis la Renaissance. Et à la manière des stoïciens qui cultivaient des énoncés pour se protéger et se préparer aux événements, il nous faut apprendre à sentir que la « fumée des bûchers est encore dans nos narines. [18] »
Mais « ne pas oublier » ne consiste pas à calquer une forme passée sur le présent. C’est réinventer à partir de nos subjectivités et de nos problèmes actuels ce savoir spirituel dont parlait Foucault. L’énoncé ci-dessus peut en devenir un s’il active un autre rapport à soi. S’il nous oblige à penser autrement, là où l’on ne confondra plus les connaissances théoriques dont on se sert pour réfléchir notre objet de travail avec les savoirs qui impliquent une modification de soi. Autrement dit, ce qui nous intéresse ici, à travers le souci de soi et le « savoir spirituel » qu’il implique, c’est comment créer des pratiques et des cultures singulières qui soient capables de penser dans le même mouvement transformation du monde et transformation de soi, de telle sorte que notre puissance d’agir et d’être affecté soit augmentée. Et qui inventent les techniques susceptibles de susciter cette transformation, de déployer, de cultiver, mais aussi de soigner les forces qui composent un groupe.
>> Pour prolonger sur les techniques, voir Rôles et Réunion et sur leurs forces et possibles pentes, lire Artifices ; pour prendre cette question par un autre biais, lire Micro-politiques.
[1] Robert Kramer, cinéaste américain, co-fondateur du collectif "Newsreel".Il a réalisé, entre autre, "The edge", "Ice", "Milestones", "Road One/USA". Voir www.windwalk.net, ainsi que "Points de départ : entretien avec R. Kramer", Institut de l’Image, 2001.
[2] Cahiers du cinéma, n° 258-259, juillet-août 1975, p.56.
[3] « Femmes, magie et politique », éd Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2003, p. 17
[4] Starhawk, idem, p.11 et 14. Cette proposition s’inscrit dans la lignée pragmatique des thèmes de la confiance et de la croyance développés par W.James. Voir à ce propos le livre de D. Lapoujade, « William James. Empirisme et pragmatisme », éd. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2007 (rééd.), et particulière le chapitre 3, « Confiance et communauté pragmatique »
[5] « herméneutique du sujet » p. 241
[6] Le « soi » peut être aussi bien individuel ou collectif.
[7] idem, p.19
[8] Michel Foucault « dit et écrit, IV », p. 411
[9] Voir à ce sujet I.Stengers « L’invention des sciences modernes ».
[10] idem, p.465
[11] idem, p.12
[12] Ce techniques comprennent, entre autre, la préparation au rêve, la préparation de la journée et son évaluation pour voir ce que l’on a fait, ce qu’il s’agit de changer, des techniques portant sur la concentration de l’âme pour éviter la dispersion, partir en retraite, ou encore celles liées à la nourriture, à la musique, à l’écriture, à la parole…
[13] idem, p.53 et p. 388
[14] p. 171. Il s’agit d’éviter, comme le suggère Foucault, d’effectuer une projection rétrospective. Le « je dois » de l’époque gréco-romaine renvoie à un questionnement sur les conduites et leurs manières, quand le « je dois » moderne est plus directement lié à la loi, à la forme juridique. « Je dirais que celui qui voudrait faire l’histoire de la subjectivité (…) devrait essayer de retrouver la très longue, très lente transformation d’un dispositifs de subjectivité, défini par la spiritualité du savoir et la pratique de la vérité par le sujet, en cet autre dispositif de subjectivité qui est le nôtre et qui est commandé, je crois, par la question de la connaissance du sujet par lui-même, et de l’obéissance du sujet à la loi. » voir « L’herméneutique du sujet » p. 305 et au niveau de la transformation de cet question lors du christianisme voir, par exemple, p.202.
[15] Mouvement de clôtures et d’expropriation des terres qui eu entre autre pour effets de détruire les communautés villageoises.
[16] Nous ne savons pas si ce mot convient. Mais à défaut de trouver ou d’inventer un autre mot qui recouvre cette idée d’un ensemble de savoirs, de techniques, d’expérience dont un groupe à besoin, non pas pour connaître quelque chose mais pour se transformer et se nourrir, nous gardons ce terme spiritualité. Cela dit par la bande il a cet avantage de nous faire trébucher dans notre rapport aux significations qu’a produit la modernité.
[17] G. Deleuze « Différence et répétition », ed. PUF, 1968, p.177
[18] I.Stengers « La vierge et le neutrino », ed. Les empêcheurs de penser en rond, 2006, p. 203