On le voit : on s’introduit dans le mouvement de la « problémation » à partir d’une ligne, d’une localité, d’un espace-temps plus ou moins déterminé. On effectue en quelque sorte une coupe dans le chaos : on en extrait une tendance, un pli, que l’on nommera « situation ». Cette situation est concrète, dans le sens où elle est palpable et qu’il nous est possible d’en définir les contours, certes toujours partiels et limités. Point de maîtrise donc, qui viserait à surdéterminer, à totaliser une situation, mais bien une prise partielle sur les phénomènes en cours. Car, là où l’on croit tenir quelque chose, ça nous échappe déjà par ailleurs. Cette position n’est pas un manque ou un défaut de savoir, mais gagne à être « affirmée et voulue comme telle » [5].
Qualifier une situation de « concrète » est une manière d’insister sur son caractère non universel. On ne pense pas les modes d’existence à partir de la complexité générale du chaos ou d’un universel abstrait censé expliquer toutes choses [6].
Enfin, toute situation entre en résonance avec une multiplicité d’autres situations. C’est ce qui rend difficile et intéressante l’exploration d’une situation parce que chacune d’entre elles renvoie directement ou indirectement à d’autres situations. Penser une situation requiert donc en même temps de se centrer sur celle-ci et de se laisser détourner vers d’autres. Mais ces détours trouvent leur intérêt à partir du moment où, d’une part, ils sont identifiés comme tels et, d’autre part, ils servent à éclairer ou à décaler la situation envisagée.
Dans l’exemple exposé ci-dessus, les participants à l’évaluation avaient nommé une situation de départ : « notre collectif est en crise ». Cet énoncé de la situation à traiter, s’il indiquait qu’un basculement était en train de s’opérer (d’où le terme « crise »), était encore trop général pour pouvoir permettre au groupe d’appréhender ce qui se tramait dans ses affaires. Il allait devoir effectuer une série de découpes en vue de nommer et de localiser un certain nombre de points susceptibles de lui offrir des prises pour enclencher un début de mouvement de la pensée. Par exemple : « Lors de telle réunion, nous avons pris telle décision. Quels types d’effets cela a-t-il produits ? » Ou encore : « Nous avons lancé tel projet en 1999, une recherche-action sur la SNCB. Si nous retracions cette histoire… »
Il n’y a pas à proprement parler de bonnes ou de mauvaises situations. Le seul critère en définitive, c’est qu’elles permettent d’ouvrir un processus, un mouvement qui vise à chercher les signes. Par contre, on sentira rapidement que telle situation choisie et traitée mène à une impasse. Point de formalisme : mettez-la de côté pour l’instant, quitte à y revenir plus tard et prenez-en une autre.
[1] F. Zourabichvili « Le vocabulaire de Deleuze », éd. Ellipses, Paris, 2003, p. 67
[2] L’objet d’un groupe est la perspective quelque peu indéterminée qu’il se donne à atteindre. Dans un usage courant, on utilise également : les termes « sens » ou « finalité » d’un projet
[3] Les phrases reprises sont extraites des transcriptions des séances de réunions ou des comptes-rendus de ce groupe.
[4] Avant de formuler le problème de cette manière nous avons rencontrés à travers une situation appeler « la multiplication de nos champs d’intervention » un signe qui tourne autour de cette même question. Nous l’avions énoncé comme suit : « Plus on tente de préserver, de maintenir, de sauver sa pratique collective, plus elle tend à : s’individualiser (multiplication d’objets) ; se délier (perte du rapport entre les objets) ; se désaccorder (difficulté à s’accorder sur les objets à investir, communément ou au nom du groupe en tout cas) ; perdre sa capacité à intervenir sur le champ investi », in « Bruxelles, novembre 2003 ».
[5] F.Imbert, « Pour une Praxis pédagogique » ; éd. Matrice, Vigneux, 1985, p.7
[6] M. Benasayag, « Le Mythe de l’Individu », éd. « La Découverte », Paris, 1998
[7] F. Zourabichvili, « Deleuze et la philosophie de l’événement »,éd. PUF, Paris, 1994, p.53