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 Repère 3 : le point de vue

On prend une situation, on en décortique les éléments, on les plie, on les emmêle à la recherche d’un signe (« tiens, là il y a quelque chose ») qui nous pousse à aller plus loin, vers ce que l’on ne sait pas encore penser. On tente alors de capter ce signe, de le déployer, de le comprendre et de lui donner un début de sens. On pose les prémisses d’un problème.

On pourrait formuler cela autrement : problémer, cela se fabrique à partir d’un déplacement du « point de vue ». L’usage que nous faisons ici de ce terme doit être distingué de celui, plus fréquent, que l’on retrouve dans le discours classique du type : « il faut entendre tous les points de vue autour de la table » et qui désigne des « opinions », lesquelles peuvent ou non se révéler équivalentes. Nous nous distançons aussi de cette autre acception qui désigne un sujet fixe, une forme préétablie commentant ou mettant en représentation un « point de vue » depuis sa fonction, son statut social, son histoire, sa position (l’endroit d’où il « regarde »). L’usage que nous faisons de « point de vue » renvoie à la rencontre avec une force qui contraint la pensée. Et cette rencontre avec un nouveau point de vue n’est pas attribuable à une identité formée du fait même que nous ne disposons pas de schémas tout prêts pour le reconnaître, d’une forme qui nous permettrait a priori de le poser comme « objet ». On dira qu’il y a « déplacement du point de vue » à partir du moment où celui qui opère ce déplacement est affecté, écartelé entre deux individuations, enveloppé par un signe qui brise l’ordre de la représentation établie des choses : « Tous, nous avons toujours fait et réfléchi comme cela… » Cette effraction lui ouvre un nouvel horizon de sens. Tant que l’on reste enfermé dans un point de vue (il peut être individuel, collectif ou de masse), on ne fait que ressasser ce qui est déjà là, connu, donné. On évalue en somme ce qui existe par ce qui est… là. Rien ne bouge, système parfait de la recognition, on pense en vase clos, sans effraction et sans dehors. Quitter cette logique, c’est devenir affecté et déporté par un dehors (rencontre d’un signe) qui violente la pensée, ouvre à la rencontre d’un autre point de vue et force ainsi une manière nouvelle de « poser le problème ».

L’exemple de tout à l’heure peut encore nous servir pour illustrer cette notion de « point de vue ». Dans un premier temps, le groupe est enfermé dans un point de vue qui regarde deux objets : « expérimentation/transport ». Ce point de vue se construit à partir d’un univers de représentations habituelles. Le groupe va en somme chercher une manière de penser son histoire, sa situation, dans ce qui est déjà là. En effet, pour ses membres, ces deux termes et leur signification sont des plus usuels. Aucune nouveauté dans le regard et dans la sensation, au sens de quelque chose qui surgirait et qui ébranlerait la manière de concevoir la situation. Le groupe se maintient dans un univers familier, confortable.

Mais il se rend compte qu’il est dans une impasse car le signe continue à insister en lui, il ne le laisse pas tranquille, il le pousse à chercher ailleurs.

Lors de la rencontre suivante, le point de vue se décale, un nouveau sens apparaît puis est formulé, fabriqué. Le signe, qui s’actualise autour de la question : « mais quel donc notre objet ? », est capté dorénavant à partir d’un tout autre « point de vue ». Il ne s’agit plus de questionner ces extérieurs relatifs que sont les objets flous du collectif (expérimentation, transport, coopération sociale, gratuité…), mais bien de questionner le groupe à partir de son propre point de vue de groupe : qui parle, qui (s’)interroge et, dans un premier temps, que devient-il, celui qui parle et qui s’interroge ? Cela amène le groupe à questionner un « impensé » : son processus et son devenir collectifs. Se dissout ici le mouvement d’un sujet fixe, stable et cohérent, dont l’existence même va de soi, et qui cherche dans des objets déjà là (l’expérimentation ou le transport) le problème de sa « crise ». Celle-ci, et le problème qui en tente l’énoncé, ne se jouent plus dans une tension entre un objet d’une part et une identité qui se serait perdue d’autre part, mais ils se jouent au cœur même de la propre mutation du groupe : « Nous ne sommes plus ce que nous étions, nous devenons autres. »

Le nouveau point de vue complique donc quelque peu le problème : pris entre un passé qui n’est plus et un futur qui n’est pas encore là, comment le groupe pense-t-il et actualise-t-il ce qui lui arrive ?

[1F. Zourabichvili « Le vocabulaire de Deleuze », éd. Ellipses, Paris, 2003, p. 67

[2L’objet d’un groupe est la perspective quelque peu indéterminée qu’il se donne à atteindre. Dans un usage courant, on utilise également : les termes « sens » ou « finalité » d’un projet

[3Les phrases reprises sont extraites des transcriptions des séances de réunions ou des comptes-rendus de ce groupe.

[4Avant de formuler le problème de cette manière nous avons rencontrés à travers une situation appeler « la multiplication de nos champs d’intervention » un signe qui tourne autour de cette même question. Nous l’avions énoncé comme suit : « Plus on tente de préserver, de maintenir, de sauver sa pratique collective, plus elle tend à : s’individualiser (multiplication d’objets) ; se délier (perte du rapport entre les objets) ; se désaccorder (difficulté à s’accorder sur les objets à investir, communément ou au nom du groupe en tout cas) ; perdre sa capacité à intervenir sur le champ investi », in « Bruxelles, novembre 2003 ».

[5F.Imbert, « Pour une Praxis pédagogique » ; éd. Matrice, Vigneux, 1985, p.7

[6M. Benasayag, « Le Mythe de l’Individu », éd. « La Découverte », Paris, 1998

[7F. Zourabichvili, « Deleuze et la philosophie de l’événement »,éd. PUF, Paris, 1994, p.53

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