L’articulation entre le mobile d’un projet et les modalités opérationnelles de sa concrétisation est un des nœuds constants des pratiques collectives : percevoir les changements qui s’opèrent dans la mise en œuvre de l’activité, épouser ceux qui vont dans le sens de ce qui est recherché, les stimuler et réadapter la logique de programmation en rapport à ce qui se construit requièrent une attention particulière.
Jouer avec le programme plutôt qu’en être le jouet suppose à première vue une anticipation : « Nous avons un beau programme, mais j’ai l’impression qu’à tel moment, cela va devenir compliqué ». Pointer à titre d’hypothèse ou d’intuition que, « par là-bas », on va bifurquer, on va entrer dans une nouvelle zone, et qu’il s’agira d’être prudents.
Conjurer ensuite les effets de « ce qui était prévu » : savoir l’évacuer ou le modifier si, dans le processus, cela n’apporte rien d’autre que de l’embrouille dans les têtes. Libérer celles-ci de tout devoir militant ou moral, revisiter la situation, reprendre les cartes de départ, tracer les chemins parcourus et s’ouvrir si nécessaire à de nouvelles perspectives.
Anticiper ce qui peut arriver et conjurer au plus près de ce qui arrive peut également se construire dans le groupe par l’invention de rôles. « L’aveugle » par exemple est celui qui indique que le chemin n’est plus trop clair, qu’il faudrait nous arrêter un peu, pour voir où chacun d’entre nous se trouve et si nous ne sommes pas en train de nous perdre.
Le rôle du « cartographe » peut également être convoqué : c’est celui qui se souvient plus précisément des monts et des vallées qui ont été traversés et des raisons invoquées lors de chaque bifurcation. Ou encore : « l’ancêtre », si on a oublié en chemin quels étaient nos mobiles de départ.
Construire des programmes, à la manière d’un patchwork, par bout à bout et ajouts successifs, en fonction des intensités rencontrées. Les programmes nous intéressent là où ils se confondent avec le devenir : « On ne sait jamais d’avance, parce qu’on n’a pas plus d’avenir que de passé. « Moi, je suis comme je suis », c’est fini tout ça. Il n’y a plus de fantasme, seulement des programmes de vie, toujours modifiés à mesure qu’ils se font […]. Les programmes ne sont pas des manifestes […] mais des moyens de repérage pour conduire des expérimentations qui débordent nos capacités de prévoir. [1] »
>> Pour prolonger sur le questionnement du « processus chemin faisant », voir Évaluer et Puissance ; et sur Eilm, lire Détours.
[1] G.Deleuze – C. Parnet, « Dialogues », éd. Flammarion, Paris, 1996, p. 59-60