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 Le vagabondage en ligne droite

Sortir de l’école, prendre les chemins du vagabondage en vue d’autonomiser les enfants, briser les dichotomies entre l’école et la vie, le savoir et l’action… : tels étaient les mobiles d’un projet lancé par les professeurs d’une classe de cinquième année primaire (CM 1), en France. L’idée fut soumise aux enfants, qui se montrèrent très enthousiastes et proposèrent de concrétiser ces ambitions à travers la réalisation d’un spectacle de cirque. S’ils choisirent le cirque, c’était avant tout en vue de pouvoir circuler de village en village, de vivre comme une troupe à la campagne, de partir le plus loin possible pour rendre improbable toute visite des parents.

Deux semaines de tournée et sept représentations furent prévues.

Premier point de chute : une ferme dans les Vosges. Les enfants investirent leur nouveau cadre de vie, ils entrèrent en relation avec des paysans, s’initièrent aux travaux de la ferme…

Le soir du cinquième jour, les adultes crièrent halte-là : « C’est bien de jouer avec les animaux et de découvrir les plantes, la nature, mais il faut revenir à la réalité : assumer dans les délais impartis les sept représentations prévues. »

Paradoxalement, la « réalité » ici, ce n’est pas ce qui se vit hic et nunc, mais c’est le calendrier préalablement fixé, qui indique clairement que l’on a perdu du temps, et qu’il s’impose donc de le rattraper. Fini la ferme, les enfants sont là pour « faire du cirque ».

L’ordre, la route cadencée et monotone, les rencontres attendues et toujours les mêmes dans les villages traversés (avec les professeurs, les maires, les journalistes…) rythmeront désormais la réalisation du projet. La fatigue va s’emparer des enfants comme des adultes.

Au lieu de ré-interroger le plan des opérations en fonction de ce que les enfants vivent à la ferme et du mobile du projet, les adultes préfèrent devenir les garants d’un programme finalement vidé de toute substance. Pour eux, le nouvel enjeu semble se dessiner autour de cette alternative « nécessaire » : face au désordre désirant des enfants que suscite ou permet la mise en œuvre concrète du projet, il s’agit de (re)devenir les responsables de l’activité prévue, quitte à en oublier ou à en abandonner le mobile initial.

[1G.Deleuze – C. Parnet, « Dialogues », éd. Flammarion, Paris, 1996, p. 59-60

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