Le vote est un procédé avant tout dual, où il s’agit bien souvent de choisir, au final, entre deux propositions. Celle qui se révélera majoritaire l’emportera, et la (ou les) minorité(s) n’auront plus qu’à se plier, à suivre la décision. Ce procédé peut avoir pour conséquence directe d’écarter un certain nombre de personnes, qui en retour ne se sentiront pas liées au choix collectif. Les « perdants » dans ce modèle ne resteront pas pour autant sans pouvoir d’action : il leur sera loisible d’effectuer du sabotage passif, de l’éloignement, de critiquer chaque effet « nuisible » d’une décision qu’ils continueront à juger négativement…
Le consensus, lui, est un processus plus complexe. Il parie, d’une part, sur la capacité du groupe à inventer les termes du problème qu’il cherche à résoudre et, d’autre part, sur la multiplicité des options à découvrir pour atteindre ce but.
En cela, la question du consensus est moins de rallier une unanimité que d’ouvrir un processus d’empowerment [2]. Autrement dit, l’unanimité est d’un certain point de vue seconde par rapport aux chemins qui ont présidé à l’obtention d’un accord. Ou encore : le consensus est à la fois le mode et la résultante d’une construction d’un objet collectif ; en cela, il est donc loin de s’apparenter à un vote à l’unanimité.
« Dans le cadre d’un processus décisionnel, on peut dire que sa qualité se mesure au fait que (tous) ceux qui y ont participé savent que c’est leur décision, qu’ils y ont été personnellement partie prenante, mais que la possibilité de dire “c’est ma décision”, ça, c’est la réussite du collectif. Dans un tel cas de figure, le consensus atteint n’est pas un consensus mou ou résultant de rapports de forces, de jeux d’alliances et d’affrontements d’opinions. Il résulte d’une définition collective du problème posé, à complexité variable suivant la question traitée, une définition qui pose le dissensus comme force d’appui : elle prend en compte dans son élaboration les différents points de vue en présence et les différents savoirs mobilisables dans le groupe et dont la singularité des points de vue a précisément permis l’émergence. La décision devient la traduction d’une position que le groupe s’est construite, donc d’une puissance qu’il se donne, à partir des différentes positions particulières qui l’habitaient au départ ; elle résulte d’un passage de plusieurs “moi, je pense” vers un “nous, nous pensons”. [3] »
Ce processus est-il mobilisable en toutes circonstances ? Tout dépend, en somme, de la culture du groupe. Même dans les situations les plus périlleuses et dans de larges assemblées, un groupe bien entraîné à cette pratique pourra se tenir à cette manière de décider, qui garantira sans doute plus d’impact et de force dans le passage à la réalisation, à la mise en œuvre collective de la décision.
En tout état de cause, il n’est pas sans intérêt qu’en cas de recours au vote, le groupe se pose au minimum la question de savoir ce qu’il compte faire des « perdants », quelle procédure il va mettre en place pour accompagner cette réalité, comment faire de cette faiblesse une force pour le groupe ? Une des manières de faire consiste à recourir au principe du « droit de réserve », c’est-à-dire de permettre à ceux « sans qui » ou « contre qui » la décision a finalement été prise d’avoir la possibilité de ne pas participer à sa réalisation. On peut également organiser un rôle ou inventer un artifice permettant de constituer un regard critique sur ce qui va se passer, sur les effets de la décision, ce qui, sans provoquer dans le groupe une crispation, lui demandera tout de même d’établir dans les faits la validité et l’intérêt de la position majoritaire qu’il a prise. Cela laisse au courant minoritaire la possibilité, sur cette base d’une évaluation pratique et permanente de la décision prise, soit de remettre en question cette position, soit de revenir après coup sur sa propre position de retrait ou de désaccord et de rallier alors le reste du groupe dans la dynamique qu’il s’était donnée.
Tout cela nécessite évidemment que, au-delà de ses désaccords, le groupe reste lié par des mobiles ou des intérêts suffisamment communs : il est des cas où le désaccord est tel ou construit de telle manière qu’il vaut mieux prendre appui sur son émergence pour (re)penser le collectif.
Une autre manière de sortir du vote et de sa production de « perdants », ou de dépasser un improbable et fatiguant consensus, consiste à se décaler un tant soi peu en se demandant si diverses pistes ne peuvent pas cohabiter. Souvent, un groupe croit sauver sa force collective en s’imposant une direction unique, une seule manière de faire, comme s’il allait de soi qu’à expérimenter parallèlement des chemins différents, on allait de facto vers la rupture, alors que ces diverses approches pratiques, dès lors qu’elles sont acceptées, peuvent trouver à se combiner sur le terrain et à s’éclairer mutuellement.
[1] « Dictionnaire étymologique du Français », Jacqueline Picoche, Les Usuels du Robert, Le Robert, Paris, 2002.
[2] Terme anglais, sans traduction littérale, qui désigne le passage d’une situation à une autre où les capacités des personnes et du collectif se voient « grandies », « renforcées ».
[3] « Retranscription de l’intervention d’Isabelle Stengers », dans le cadre d’un Atelier de recherche et de formation intitulé « Penser = créer », organisé le 19 avril 2000 au Centre Nerveux d’Ottignies (Belgique).
[4] On connaît ces très nombreux cas où, faute d’avoir été rappelées clairement et en tant que telles en fin de réunion, bien des décisions furent rapidement oubliées ou restèrent interprétées par certains comme de simples suggestions ou propositions non tranchées…Ambiance garantie à la première occasion !