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 Les absents ont toujours tort

Fabriquer de la décision n’est donc pas simple. Cela requiert dans chaque situation d’être vigilantes aux « petits détails » qui peuvent positivement nous ralentir ou nous éclairer.

Prenons le cas d’un groupe qui était attaché à la volonté de sauver une ferme biologique dans laquelle ses membres s’impliquaient tous bénévolement et à des rythmes différents. Les finances de la ferme étaient telles que, pour la sortir d’un endettement bancaire, le groupe décida que la meilleure solution était de lancer une vaste campagne de recherche de fonds afin de constituer une coopérative capable de racheter le capital foncier. Tout le monde approuva cette idée ambitieuse.
Quelques mois plus tard, ce fut la rupture : les reproches et les accusations fusèrent de la part de celles qui s’étaient investies dans la mise en œuvre du projet à l’égard de ceux qui n’avaient pas fait grand-chose jusque là. Or, à l’analyse, on s’aperçoit qu’au moment où le groupe avait pris sa décision, il n’avait pas élaboré les modalités d’application que cela allait impliquer ni complété la décision de « lancer la campagne » par celle qui aurait porté sur les engagements précis que chacune allait prendre dans le travail à accomplir. Dans un tel cas de figure, à quoi engageait alors individuellement et collectivement une telle décision ? Quelle validité avait-elle si elle ne s’accompagnait pas de ces deux volets connexes ? À faire ce travail, le groupe en aurait peut-être déduit qu’il ne disposait pas des énergies suffisantes à la mise en pratique de son idée, ce qui aurait pu l’entraîner vers d’autres options davantage à sa portée et moins périlleuses pour son existence.

En analysant plus finement le récit qui nous est livré, nous relevons d’autres « vices de procédures ». Ainsi fut manifestement appliqué l’adage bien connu : « Qui ne dit mot consent. » Choisissant l’option inverse, « Qui ne dit mot ne consent pas », le groupe aurait constaté que sa décision était loin d’être aussi unanime qu’elle le paraissait.
Il en va de même des absents. À la réunion suivante, rien n’est prévu pour leur permettre de contextualiser la décision ni pour la remettre en débat, alors qu’elle est censée les lier pour l’avenir au même titre que ceux qui l’ont effectivement prise.
Lorsque l’on prend collectivement une décision, se donner les moyens et le temps de vérifier l’effectivité de sa validation peut parfois paraître lourd mais s’avérer payant sur le long terme. Et, ici, faire des absences une force nous semble une piste intéressante à explorer : primo, elle peut forcer le groupe à ralentir et à se tenir à jour sur ce qu’il retient de ses échanges et sur les traces qu’il en transmet ; secundo, en offrant aux absents l’occasion d’un retour sur ce qui s’est dit et décidé, on permet aussi aux autres, après un temps de réflexion, de confirmer leur position ou de la remettre en question.

[1« Dictionnaire étymologique du Français », Jacqueline Picoche, Les Usuels du Robert, Le Robert, Paris, 2002.

[2Terme anglais, sans traduction littérale, qui désigne le passage d’une situation à une autre où les capacités des personnes et du collectif se voient « grandies », « renforcées ».

[3« Retranscription de l’intervention d’Isabelle Stengers », dans le cadre d’un Atelier de recherche et de formation intitulé « Penser = créer », organisé le 19 avril 2000 au Centre Nerveux d’Ottignies (Belgique).

[4On connaît ces très nombreux cas où, faute d’avoir été rappelées clairement et en tant que telles en fin de réunion, bien des décisions furent rapidement oubliées ou restèrent interprétées par certains comme de simples suggestions ou propositions non tranchées…Ambiance garantie à la première occasion !

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