Les traces d’un groupe sont multiples, l’une d’elles concerne précisément le cheminement des décisions, leur histoire, la façon dont elles ont voyagé dans le projet. Elles sont une des scansions de la vie collective, qui acte un moment de son élaboration et cherche à en orienter le devenir. Ce fait n’est pas bénin. Dès lors, s’attacher à rendre une décision claire, à la coucher sur papier et à en décrire l’usage n’est pas qu’une histoire de document, de procès verbal que l’on va vite classer et oublier. C’est avant tout un bout de la mémoire collective qui, comme on l’a vu ci-dessus, peut être saisi par les absents mais également par les arrivants ou par toute autre personne du groupe qui voudrait reconstituer un peu le fil du projet.
À ce titre, c’est aussi un outil intéressant en ce qu’il permet de revenir sur ce qui avait été décidé : manière d’interroger par comparaison la réalité du chemin parcouru. Identifier les bifurcations, ramener sur la table les dispositions et orientations mises au placard, les appréhender comme signes des mouvements du groupe. On peut aussi questionner ce à partir de quoi se sont dessinées ces bifurcations non « décidées », au sens où elles n’ont pas forcément fait l’objet d’une concertation ou d’un énoncé explicite et unanime.
Ramener la mémoire des décisions abandonnées peut alors constituer une manière d’interroger les systèmes de prise de décision qui continuent d’opérer dans le groupe de manière implicite et informelle, afin de pouvoir choisir, soit de les laisser agir, soit à l’inverse, de mieux les encadrer.
Une vigilance particulière s’impose ici. Toute décision est prise dans un contexte déterminé. Revenir sur une décision passée implique non seulement de scruter l’environnement qui lui a donné jour mais également le parcours que le groupe a effectué depuis lors. Cette précaution d’usage peut avoir son importance pour éviter de se figer dans une position de principe : « Nous avions dit que… » Éviter de se sentir pris en otage par un énoncé désincarné, vidé du contexte dans lequel tel ou tel choix avait été effectué six mois ou deux ans plus tôt. Ni se figer, ni se flageller (« On a encore réussi à ne pas mettre en œuvre ce que l’on avait dit que l’on ferait »), mais, comme nous le proposions plus haut, envisager cet écart comme un signe utile pour penser la réalité du groupe.
[1] « Dictionnaire étymologique du Français », Jacqueline Picoche, Les Usuels du Robert, Le Robert, Paris, 2002.
[2] Terme anglais, sans traduction littérale, qui désigne le passage d’une situation à une autre où les capacités des personnes et du collectif se voient « grandies », « renforcées ».
[3] « Retranscription de l’intervention d’Isabelle Stengers », dans le cadre d’un Atelier de recherche et de formation intitulé « Penser = créer », organisé le 19 avril 2000 au Centre Nerveux d’Ottignies (Belgique).
[4] On connaît ces très nombreux cas où, faute d’avoir été rappelées clairement et en tant que telles en fin de réunion, bien des décisions furent rapidement oubliées ou restèrent interprétées par certains comme de simples suggestions ou propositions non tranchées…Ambiance garantie à la première occasion !