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 La fêlure

« On était beau, fort, plein d’amour, puis tout à coup, cela s’est mis à vaciller, on n’a pas compris ce qui nous arrivait, nous qui étions si… »
Le « tout à coup » est ici aussi une vue de l’esprit, on n’a simplement pas senti venir le moment où tout s’est mis à craquer, on n’a pas su lire les signes. Mais le propos n’est pas là. D’un côté, la mémoire se souvient et raconte un « nous qui étions si… » ; de l’autre, existe une seconde histoire en quelque sorte, écrite en mineur, l’histoire d’une fêlure silencieuse qui traverse et travaille une personne, une relation, un groupe. Cette fêlure se niche dans un événement qui peut avoir la vie pour origine, ou « la blessure avec laquelle je suis née », une guerre, une révolution, une séquence dans un projet qui m’a fait basculer et voir les choses différemment. La fêlure prolonge en quelque sorte cet événement… silencieusement. Ce silence est celui d’une attente et d’une lente réalisation souterraine qui peut aussi bien nous ronger jusqu’à la mort que nous pousser à vouloir l’effectuer, à l’actualiser : c’est qu’alors nous désirons vivre et accompagner l’événement.

La fêlure silencieuse insiste donc en nous, elle sort de nous, elle provoque des ruptures mais, en même temps, elle n’est pas à confondre avec les accidents bruyants : le coup qu’a reçu mon amie, le feu qui a détruit la grange de notre ferme commune, des nouvelles mesures contre le chômage, les premiers signes douloureux de mon vieillissement. « […] Tous ces accidents bruyants ne seraient pas suffisants en eux-mêmes s’ils ne creusaient et n’approfondissaient quelque chose d’une toute autre nature et qui, au contraire, n’est révélé par eux qu’à distance et quand il est trop tard : la fêlure silencieuse. Pourquoi avons-nous perdu la paix, l’amour, la santé l’un après l’autre ?(8) »

Le vol d’une recette dans un lieu associatif, le feu dans une maison communautaire, l’accident de travail de tel ou tel bénévole : accidents bruyants ou événements ? En fait, tout dépend de la situation elle-même. Dans un cas, ce qui se produit va renforcer en sourdine la fêlure silencieuse. Dans un autre cas, cela va agir comme un signe : « Ce n’est plus possible de continuer comme avant. » Dans une autre hypothèse encore, cela va simplement provoquer un peu de bruit, avant que le silence revienne.
Trois façons ici de construire un rapport avec ce qui arrive, mais il en est bien d’autres possibles.

[2G. Deleuze, Logique du sens, éd. de Minuit, 1969, p. 174.

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