Je tombe amoureux, un nouveau monde s’ouvre à moi, une sensibilité inconnue me traverse. Je change de coiffure, je me surprends à chanter ou à siffler au lever du lit ou dans la rue… La question n’est plus « qu’est-ce qui m’est arrivé ? », mais : « comment poursuivre, accomplir, devenir le fils de cet événement ? »
Une rupture s’est produite, une ligne de fuite a tracé de nouvelles perspectives mais, comme on le verra ci-dessous, rien n’est acquis : la ligne qui tente d’effectuer l’événement peut s’assécher violemment et la belle rencontre se transformer en prison.
Il existe une autre manière de se rapporter à l’événement où rien n’est assignable, où on est un peu perdu et où on sent que le désir est déjà ailleurs, qu’il nous indique d’autres chemins mais, en même temps, que notre corps est encore sur une ancienne route. On est écartelé entre deux positions, on vacille : tantôt on épouse l’une qui nous entraîne vers des territoires inconnus ; tantôt on s’accroche à l’autre, on se sécurise, on veut maintenir ce que l’on a.
Revenons à l’histoire du CST. Nous disions tout à l’heure que certains du groupe étaient sensibles à la propagation dans le champ social des idées émises par le collectif, mais qu’à côté d’eux, d’autres membres avaient une autre perception. Leur question n’était d’ailleurs pas d’être d’accord ou non avec le « bilan » tiré par les premiers, mais d’être plutôt travaillés par la question « qu’est-ce qui nous arrive ? », par le sentiment que « nous ne parlons plus de la même chose » et que « nos désirs deviennent différents ». Une autre ligne est venue habiter le groupe, du moins certains de ses membres, qui sentent qu’elle a commencé à affecter leur corps, à diminuer leur résistance pour certaines choses ou à augmenter leurs exigences pour d’autres choses. De fait, « on ne supporte plus ce qu’on supportait auparavant, hier encore ; la répartition du désir a changé en nous, nos rapports de vitesse et de lenteur se sont modifiés, un nouveau type d’angoisse nous vient mais aussi une nouvelle sérénité.(9) »
C’est cette micro-fêlure ou ligne moléculaire qui nous a fait basculer, qui a modifié notre chemin et nous a entraînés dans ce que l’on a appelé par la suite une élucidation de notre histoire. En définitive, notre question était moins de comprendre ce parcours que d’actualiser ce que nous étions en train de devenir. Muter, changer de peau. Il nous a fallu sept mois et beaucoup de détours pour comprendre et pour vivre cela.
Une troisième façon de répondre à un événement passe par un phénomène de coupure ou ligne molaire (10). Le bel amour, qui a ouvert tant de choses, se fige. Il prend une autre direction, il est maintenant question de « femme + homme = couple ». On ne fait plus n’importe quoi : « tu es ma femme, pour le meilleur et… pour le pire », « je veux une maison et une famille ». Dans un groupe aussi, des coupures peuvent s’installer et la machine à fabriquer des grandes dichotomies peut s’emballer : « Il y a eu d’abord des positions : le parleur, le silencieux, la retardataire, le nerveux… puis suite à l’accident de voiture tout s’est emballé : le parleur est devenu le manipulateur ; le silencieux, le traître ; le nerveux, l’hystérique… Plus moyen de s’entendre, chacun attaquait l’autre et renforçait simultanément son camp. Jusqu’au jour où, trop fatigué par cette bataille, un des deux camps est parti. »
Trois manières de vivre et de prolonger un événement : ligne de fuite, variation moléculaire, coupure ou ligne molaire. Précisons que, dans une même situation, chez un individu, dans un couple ou dans un groupe, deux ou trois de ces lignes peuvent cohabiter : « Il arrive bien en amour que la ligne créatrice de quelqu’un soit la prison de l’autre »(11).
S’agencer à l’événement, c’est donc épouser des signes, c’est comprendre leur sens et effectuer leur devenir. Autrement dit, être aux aguets des signes qui nous traversent, sentir les redistributions de désir et les mutations qui en découlent et enfin tenter de les accueillir, de les actualiser : « Qu’il y ait dans tout événement mon malheur, mais aussi une splendeur et un éclat qui sèchent le malheur. » « Ou bien la morale n’a aucun sens, ou bien c’est cela qu’elle veut dire, elle n’a rien d’autre à dire : ne pas être indigne de ce qui nous arrive. Au contraire, saisir ce qui arrive comme injuste et non mérité (c’est toujours la faute de quelqu’un), voilà ce qui rend nos plaies répugnantes, le ressentiment en personne, le ressentiment contre l’événement.(12) »
>> Pour prolonger sur le signe, lire Problémer et Évaluer, sur le rapport événement-langage, voir Parler.
[2] G. Deleuze, Logique du sens, éd. de Minuit, 1969, p. 174.