Qui est (dé)possédé ? Qui est séparé ?
Il nous faudra comprendre un jour le rapport entre cette force et la relative pauvreté culturelle qui a cours dans le champ de la micropolitique. Sans doute cette pauvreté est-elle liée à la dépossession des savoirs et des techniques produite par le capitalisme. Depuis les sorcières, en passant par les paysans, puis par les artisans, le capitalisme s’en est pris à toutes les formes de communautés d’usage qui lui résistent ou qu’il ne sait pas traduire en valeur d’échange, c’est-à-dire réduire, homogénéiser et généraliser en autant de marchandises coupées de leur sphère de production et de leur sphère de désir.
Mais cette désappropriation ne s’est pas réalisée par le seul « bon vouloir » du Capital. Elle a également été rendue possible par le fait que le courant majoritaire de ce que l’on appelait le « mouvement ouvrier » pensait, en partie, dans les mêmes termes que ceux contre qui il se battait. Bizarre alliance autour d’un socle commun : modernité, progrès et universalisme. Lénine, dirigeant de la révolution russe d’octobre, incarne ce paradoxe quand il pousse ce cri en 1917 : « Nous voulons des soviets et de l’électricité ». Quelques décennies plus tard, Bell Hooks, féministe noire américaine, lui répondait par cette question : « Est-ce qu’on peut détruire la maison du maître avec les instruments du maître ? »
Il y a donc là comme une hypothèse : la pauvreté culturelle actuelle à propos de la micropolitique des groupes aurait quelque chose à voir avec les processus de (dé)possessions occasionnés par le capitalisme et relayés, repris pour son propre compte, par une part significative du mouvement ouvrier.
Il est possible également que notre difficulté à appréhender la question de la relation (entre la pensée et le corps, entre les modes d’existence et leurs articulations collectives, entre les « artifices » et le groupe) ait un lien avec cette culture moderne qui a découpé le monde entre intérieur et extérieur, entre conscience (ou connaissance) et croyance… Tout en expulsant dans le même geste tous les corps et toutes les forces qui peuplaient ces mondes pour ne garder qu’un seul être : l’homme blanc, enfin libre, détaché de cette terre et de ses esprits.
Nous sommes donc à la jonction de deux problèmes : le processus de (dé)possession des valeurs d’usages, des savoirs et des techniques d’une communauté et cette série de séparations par lesquelles l’usage est coupé de sa matérialité, le geste de sa pensée, l’individu de sa collectivité… Ce qui nous amène à cette question : quels sont dans un groupe les effets de ce double mouvement de (dé)possession et de séparation ?
Un de ces effets se joue dans le rapport compliqué que nous avons à tisser entre la macropolitique et la micropolitique du groupe. Et là, la culture des précédents a transmis une vieille habitude : celle de se focaliser sur la macropolitique, c’est-à-dire sur les mobiles explicites du groupe, sur les programmations à effectuer et sur les agendas à remplir. On s’installe donc allégrement dans le seul champ qui vaille discussion en évacuant tranquillement les questions d’ordre micropolitique. Exemple : on accordera peu d’attention, et forcément d’intérêt, aux effets produits par les comportements que nous avons appris à avoir en collectivité (à l’école, dans nos familles, dans nos premières expériences de groupe…) sur nos réunions, sur le ton et dans les mots que nous utilisons, sur nos attitudes corporelles, sur le temps que nous nous donnons, sur l’ambiance qui règne dans nos locaux ou lors de nos actions.
Pourtant depuis au moins une génération, on dispose d’un savoir dans le domaine : le corps est politique ! Mais il semble que ce cri, lancé par les luttes féministes, ne nous ait pas encore suffisamment affectés… corporellement.
[1] P.Clastres,La société contre l’Etat, éd. de Minuit, Paris 1974.
[2] Séminaire sur « Les usages et les enclosures » organisé par le CST/GReFA en mai 2002, à Bruxelles : www.enclosures.collectifs.net
[3] M. Foucault, « Dits et Ecrits, III », éd. « Gallimard », Paris,1994, p.135
[*] Face à la règle qui veut que « le masculin l’emporte », nous avons opté, pour un usage aléatoire de l’un ou l’autre des deux genres.
[4] P.Pignarre-I.Stengers, « La sorcellerie capitaliste », « La Découverte », Paris, 2005
[5] G. Deleuze & F. Guattari, « Mille plateaux », éd. de Minuit, 1980, p. 447
[6] Pour l’anecdote, de retour d’un week-end à la mer, la dizaine de jeunes que nous étions ont eu droit à la gare de Gand à un tabassage en règle mené par les forces de l’ordre. Nous nous sommes auto-organisés et, par voie de presse, nous avons publiquement dénoncé cet acte policier. Il se fait que de la moitié des jeunes impliqués dans cette histoire n’émanaient pas d’une organisation politique. Il nous semblait donc logique de le faire en dehors du parti.
[7] Cette citation et celles qui suivent sont tirées des brochures publiées par VeGA.
[8] Référence à la première campagne électorale qui suivit la réunification de l’Allemagne, où H.Kohl distribuait gratuitement ce fruit rare aux ex- Allemands de l’Est surnommés les ossies.
[9] Peut-être que la composition du groupe de VeGA (ex-trotskistes, ex-maoïstes, féministes, écologistes radicaux, anarchistes…) rendait compliqué l’abord de ces questions alors que certains voulaient préserver avant tout l’unité face à la différence constitutive du mouvement. Il se peut aussi, plus prosaïquement, que l’échec de la stratégie électorale et la dette financière qui en a découlé aient rendu impossible une telle réflexion.
[10] L’EZLN s’est fait connaître le 1er janvier 1994 dans le sud-est Mexicain en occupant sept villes du Chiapas. Leurs revendications portent sur les droits et le maintien des cultures des peuples indigènes, et l’une de leurs pratiques est celle de l’auto-gouvernement. Voir G. Munoz Ramirez « 20 et 10, le feu et la parole », éd. Nautilus, 2004
[11] Il est noté l’arrière-goût militaire de cette perspective de la prise du pouvoir. Par exemple, il semble difficile d’évoquer le « grand soir » sans que rapidement se glisse dans la discussion la question de savoir qui seront ceux qui vont être « liquidés » ou qui devront être « rééduqués », ce jour-là ou peu après.
[12] Avancées, journal mensuel, Novembre 1998, p.18
[13] F. Guattari, « Les trois Ecologies », éd. Galilée, 1989
[14] G. Vella, « Etranger le proche », in Multitudes, revue n°24, Printemps 2006, p. 178-182
[15] Au Centre social, ces questions étaient présentes au niveau même de l’organisation . Par contre, au niveau de sa « scène publique », il y avait peu d’auto-référencialité. Ce lieu était bigarré. Diverses cultures s’y côtoyaient étrangement, prises, au moins, dans une affinité commune de résistance aux pratiques et aux lois racistes de l’Etat Belge. Cette diversité, on la devait au travail de sape mené par le Collectif contre les Expulsions. Hommage à lui.
[17] En septembre 1999, nous créons le groupe de recherche et de formation autonome (GReFA) qui a pour objet, a travers des formations et des séminaires, de prolonger ces questions. Lors du premier cycle de formation portant sur la critique de l’économie politique, nous formulons ces questions dans le texte de présentation « (…) Comment se fait-il que nous ayons « hérité » d’un rapport de force aussi défavorable (…) ? Où sont donc passées les transmissions collectives de génération à génération, celles des savoirs mineurs, cette mémoire des combats, et de leurs limites et de leur nécessaire réactualisation ? Enfin, toutes ces petites choses grâce auxquelles ceux qui reprennent le relais de la rébellion ne se retrouvent pas démunis, obligés de recommencer « à zéro », de commettre les mêmes conneries, les mêmes types de schémas de pensée et de pratique. »
[18] C’est là que l’on se dit que le concept de « prise de conscience » (« ah si les gens savaient ») offre de biens maigres prises.
[19] De fait, le CST s’est encore manifesté depuis : nous avons dû répondre par voie de presse aux poursuites engagées contre nous par le Tribunal correctionnel pour (entre autre)"association de malfaiteur", à la demande du Parquet et de la STIB (socièté des transports publics bruxellois).
[20] Depuis la fin des années 60, Pierre Davreux prolonge, à sa manière, une des traditions de « l’éducation populaire » née dans la résistance qui se nomme Entraînement Mantal (EM). Formateur en EM et intervenant dans le secteur associatif belge, français et québécois, il anime aussi une association « la Talvére » situé dans le Bordelais.
[21] Revue Recherches n° 18, « Cahier de l’immuable, 1/voix et voir », éd. « Recherches », Paris, 1975, p.43