Notre travail se présente comme une mosaïque de situations-problèmes que l’on peut rencontrer dans une expérience collective.
Ce choix est affirmé comme tel : nous brossons des situations, nous fabriquons des bouts de problèmes, nous opérons l’une ou l’autre distinction, nous proposons de développer une vigilance ou des pistes ainsi que quelques artifices ou dispositifs. Notre problème n’est pas d’avoir raison mais de construire sur telle ou telle situation un début de carte. Fernand Deligny nous dit à ce propos : « Les cartes ne sont pas des instruments d’observation, ce sont des instruments d’évaluation. [21] » La « culture des précédents » ne désigne pas autre chose : évaluer la différence qualitative et intensive de nos modes d’existence en les rapportant aux situations-problèmes qui les ont précédés.
Si ce livre a une ambition, elle se situe là : faire circuler des récits en vue de nourrir des cultures de la fabrication collective. Et notre limite se situe au même endroit : nous sommes capables aujourd’hui d’écrire et de penser sur les situations collectives que nous avons traversées et que l’on nous a transmises. Ni plus, ni moins. Nous n’avons donc pas la volonté d’être exhaustifs, ni même d’avoir fait le tour des « entrées » visitées. Nous en sommes là, à cette frontière, entre quelque chose de plus ou moins connu et notre propre ignorance. Et c’est à partir de cette limite que nous avons essayé d’écrire.
Un dernier mot encore concernant le livre. Les récits qui le parcourent sont fictifs ou, comme le dit l’adage : « toute ressemblance avec des faits ou des personnes ayant existé est purement fortuite » – exceptions faites pour trois récits qui s’inspirent directement de l’expérience du Collectif sans Ticket et un autre qui parcourt explicitement une tranche de vie de l’histoire de la clinique La Borde en France. Exception faite également pour un texte écrit par un personnage fictif, qui tente, sous le titre « Théories (effets de) », de mettre en évidence l’un des décalages qu’a connu notre pensée depuis ce premier jet que constitua Bruxelles, novembre 2003.
[1] P.Clastres,La société contre l’Etat, éd. de Minuit, Paris 1974.
[2] Séminaire sur « Les usages et les enclosures » organisé par le CST/GReFA en mai 2002, à Bruxelles : www.enclosures.collectifs.net
[3] M. Foucault, « Dits et Ecrits, III », éd. « Gallimard », Paris,1994, p.135
[*] Face à la règle qui veut que « le masculin l’emporte », nous avons opté, pour un usage aléatoire de l’un ou l’autre des deux genres.
[4] P.Pignarre-I.Stengers, « La sorcellerie capitaliste », « La Découverte », Paris, 2005
[5] G. Deleuze & F. Guattari, « Mille plateaux », éd. de Minuit, 1980, p. 447
[6] Pour l’anecdote, de retour d’un week-end à la mer, la dizaine de jeunes que nous étions ont eu droit à la gare de Gand à un tabassage en règle mené par les forces de l’ordre. Nous nous sommes auto-organisés et, par voie de presse, nous avons publiquement dénoncé cet acte policier. Il se fait que de la moitié des jeunes impliqués dans cette histoire n’émanaient pas d’une organisation politique. Il nous semblait donc logique de le faire en dehors du parti.
[7] Cette citation et celles qui suivent sont tirées des brochures publiées par VeGA.
[8] Référence à la première campagne électorale qui suivit la réunification de l’Allemagne, où H.Kohl distribuait gratuitement ce fruit rare aux ex- Allemands de l’Est surnommés les ossies.
[9] Peut-être que la composition du groupe de VeGA (ex-trotskistes, ex-maoïstes, féministes, écologistes radicaux, anarchistes…) rendait compliqué l’abord de ces questions alors que certains voulaient préserver avant tout l’unité face à la différence constitutive du mouvement. Il se peut aussi, plus prosaïquement, que l’échec de la stratégie électorale et la dette financière qui en a découlé aient rendu impossible une telle réflexion.
[10] L’EZLN s’est fait connaître le 1er janvier 1994 dans le sud-est Mexicain en occupant sept villes du Chiapas. Leurs revendications portent sur les droits et le maintien des cultures des peuples indigènes, et l’une de leurs pratiques est celle de l’auto-gouvernement. Voir G. Munoz Ramirez « 20 et 10, le feu et la parole », éd. Nautilus, 2004
[11] Il est noté l’arrière-goût militaire de cette perspective de la prise du pouvoir. Par exemple, il semble difficile d’évoquer le « grand soir » sans que rapidement se glisse dans la discussion la question de savoir qui seront ceux qui vont être « liquidés » ou qui devront être « rééduqués », ce jour-là ou peu après.
[12] Avancées, journal mensuel, Novembre 1998, p.18
[13] F. Guattari, « Les trois Ecologies », éd. Galilée, 1989
[14] G. Vella, « Etranger le proche », in Multitudes, revue n°24, Printemps 2006, p. 178-182
[15] Au Centre social, ces questions étaient présentes au niveau même de l’organisation . Par contre, au niveau de sa « scène publique », il y avait peu d’auto-référencialité. Ce lieu était bigarré. Diverses cultures s’y côtoyaient étrangement, prises, au moins, dans une affinité commune de résistance aux pratiques et aux lois racistes de l’Etat Belge. Cette diversité, on la devait au travail de sape mené par le Collectif contre les Expulsions. Hommage à lui.
[17] En septembre 1999, nous créons le groupe de recherche et de formation autonome (GReFA) qui a pour objet, a travers des formations et des séminaires, de prolonger ces questions. Lors du premier cycle de formation portant sur la critique de l’économie politique, nous formulons ces questions dans le texte de présentation « (…) Comment se fait-il que nous ayons « hérité » d’un rapport de force aussi défavorable (…) ? Où sont donc passées les transmissions collectives de génération à génération, celles des savoirs mineurs, cette mémoire des combats, et de leurs limites et de leur nécessaire réactualisation ? Enfin, toutes ces petites choses grâce auxquelles ceux qui reprennent le relais de la rébellion ne se retrouvent pas démunis, obligés de recommencer « à zéro », de commettre les mêmes conneries, les mêmes types de schémas de pensée et de pratique. »
[18] C’est là que l’on se dit que le concept de « prise de conscience » (« ah si les gens savaient ») offre de biens maigres prises.
[19] De fait, le CST s’est encore manifesté depuis : nous avons dû répondre par voie de presse aux poursuites engagées contre nous par le Tribunal correctionnel pour (entre autre)"association de malfaiteur", à la demande du Parquet et de la STIB (socièté des transports publics bruxellois).
[20] Depuis la fin des années 60, Pierre Davreux prolonge, à sa manière, une des traditions de « l’éducation populaire » née dans la résistance qui se nomme Entraînement Mantal (EM). Formateur en EM et intervenant dans le secteur associatif belge, français et québécois, il anime aussi une association « la Talvére » situé dans le Bordelais.
[21] Revue Recherches n° 18, « Cahier de l’immuable, 1/voix et voir », éd. « Recherches », Paris, 1975, p.43