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 Le double discours

Poursuivons cette dernière idée à partir d’une des formes d’intelligence collective dont un groupe peut se montrer capable : celle qui cherche à conjurer et à anticiper ce type d’effets par la production d’un double discours. Pointons également les limites possibles de cette pratique.

Comme nous l’avons vu, la pensée « d’État » est un style de pensée qui organise la réalité selon un certain nombre de découpes mais aussi qui les nomme à partir de catégories (pédagogique, sociologique…) : « le public des exclus », « les publics à risque », « les jeunes issus de l’immigration », « les milieux populaires » ou « les populations défavorisées »… Les effets de cette pensée et du vocabulaire qu’elle charrie sont loin d’être de simples « formes abstraites » sans répercussion pratique. Ce sont, si on n’y prend garde, de véritables poisons, qui agissent d’autant mieux qu’ils baignent dans un univers culturel favorable. Il suffit de tendre l’oreille dans les différentes écoles d’animateurs, d’éducateurs et d’assistance sociale, tout comme à l’université dans les disciplines de sociologie, de psychologie et de pédagogie, pour entendre ressasser à n’en plus finir ce « jargon psycho-pédagogique » qui colle relativement bien avec cette culture administrative.

Il est cependant possible de mettre en œuvre des stratégies de résistances à cette contamination. Le groupe peut par exemple se présenter sous un discours qui cadre avec le langage institutionnel. Il développe alors tout un savoir tactique qui ressort de la ruse langagière, où il s’agit d’utiliser les termes adéquats, en vogue, bref, de calquer son discours sur le discours attendu. En interne, le groupe maintient sa culture langagière spécifique et il se dit que ces demi-mensonges ou demi-vérités restent sans effet sur sa réalité. Le discours de façade n’affecte pas l’action, sa temporalité, ses critères d’évaluation.

Cette stratégie du double discours a néanmoins ses limites. Elle requiert pour se maintenir agilité, souplesse et endurance. Se livrer à cette gymnastique implique que le groupe entretienne sa capacité collective à l’exercice du grand écart, sans quoi le corps se rigidifie, les muscles s’amollissent et le geste, aisé au départ, devient compliqué à réaliser.

Le mouvement de réduction d’écart peut prendre deux ­formes qui, en bout de course, peuvent aboutir à un résultat identique. Le premier de ces mouvements consiste par exemple à faire coller l’une à l’autre les deux jambes de l’exercice d’extension, et ce par rapprochement de la pratique vers le discours tenu à l’institution. En fait, un doute s’immisce dans le groupe quant à la séparation entre le « eux » et le « nous », ces deux termes semblent devenir poreux entre eux. C’est désormais la peur qui prédomine dans cette relation, peur du contrôle, du regard extérieur, de l’information qui filtre et « leur » parvient, d’une manière ou d’une autre, sur la réalité de ce que « nous » faisons et que « nous » ne leur disons pas. Et cette peur officie comme un cancer dans le corps du collectif, qui s’efforce alors de s’adapter petit à petit aux exigences explicites ou supposées.

L’autre mouvement, lui, consiste à faire entrer les deux jambes dans un devenir unijambiste, par assimilation par le groupe et pour son propre compte de la représentation partiellement faussée qu’il donnait au départ vers les instances subsidiantes. Ici, ce n’est pas un doute qui s’installe, c’est un déplacement qui s’opère. Un sens nouveau apparaît, inspiré du discours « externe », et ce sens devient la grille même de la définition et de la lecture effectives du projet : les mots qui avant masquaient ou travestissaient la réalité de l’action servent désormais à la penser. Le devenir fonctionnaire s’insinue dans la dynamique.

Tels sont l’un ou l’autre des effets dans la durée que peut produire le rapport entretenu par une association avec sa reconnaissance par les pouvoirs publics. Mais rien n’est inéluctable, ni mécanique : la créativité d’un groupe, sa capacité à renouveler ses formes, à être attentif aux modifications des désirs qui le traversent sont les clefs de son devenir. Il s’agit dès lors d’évaluer périodiquement la pertinence et les effets des subsides : s’ils provoquent une paralysie généralisée ou partielle dans le groupe, autant se mettre à repenser la manière d’envisager l’économie du projet.

[1Les financements directs ou indirects que l’État octroie aux entreprises commerciales sortent de notre champ de vision.

[2C’est à partir d’elle que les opposants à une entrée dans des pratiques de subvention trouvent un véritable vivier d’exemples utiles à la défense de leur cause. Et d’un certain point de vue, ils n’ont pas tort. La capture étatique ou, pour le dire plus prosaïquement, le mécanisme par lequel une association, qui hier encore “ gueulait contre le pouvoir ”, se fait “ acheter ” par ce dit “ pouvoir ”, est relativement vieux. Mais cette affirmation a beau être juste, elle n’apporte pas grand chose à la compréhension pratique des phénomènes. De plus, de manière trop rapide, elle généralise une idée et l’applique à l’ensemble des pratiques et elle tarit anticipativement la création et le mouvement d’une collectivité par rapport à la multiplicité de ses devenirs possibles.

[3Ce qui en soit ne manquera de charrier son paquet de difficultés : qui va choisir la ou les personnes engagées ? le seront-elles parmi les proches du projet, aux risques de mettre ceux-ci en concurrence, ou selon des critères parfois inédits pour le groupe : compétences techniques, parcours professionnel, valeur en terme de hauteur de subsidiation,… ? quelles nouvelles relations, avec quels effets, la professionnalisation va-t-elle produire par rapport au réseau de ceux qui restent bénévolement impliqués ? Quels changements cela va engendrer dans l’exercice de la fonction officielle d’administrateur ?

[4Former des « Citoyens Responsables Actifs et Critiques » : c’est ainsi que les textes officiels de reconnaissance en Education permanente (Communauté Française de Belgique) définissent les objectifs à atteindre sur les “ publics cibles ” de l’action.

[5Allusion au discours tenu par le Ministre de la Culture de la Communauté française de Belgique lors de la réforme du décret sur l’Education permanente en 2004, qui déclarait : « A l’occasion de cette réforme, nous devrons avoir le courage de couper les branches mortes. » Lire à ce propos : “ Des Tambours sur l’Oreille d’un Sourd”, les cahiers de la ré-éducation permanente. Auto-édition Bigoudi, 2006.

[6Selon M. Foucault (« Dits et Ecrits III, Gallimard, Paris, 1994, p.135), « …il n’existe pas à proprement parler une localisation du pouvoir dans un appareil d’Etat, où chaque institution (école, hôpital,…) ne serait que le relais de ce pouvoir central. Il s’agit plutôt de comprendre la forme Etat comme agrégation progressive d’un certain nombre de rapports de pouvoir. Et cette opération « d’étatisation continue » par exemple, de la justice, de l’enseignement ou des associations privées (du type entreprises ou syndicats) est très variable selon les cas. Pour le dire autrement, l’existence même de l’Etat suppose des rapports de pouvoir mais il n’en n’est pas la source. Il fixe, il actualise momentanément un régime de pouvoir. »

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