2. Les modifications
Après cinq ans, l’axe du projet qui visait à établir une transversalité entre les secteurs demeure de l’ordre de l’intention. Pourtant, quelque chose à ce niveau-là [7] bouillonne à La Borde. La saison 1957-1958 constituera une année de transformation radicale de l’organisation du travail, à la fin de laquelle les secteurs auront implosé : plus de moniteur, plus de femme de ménage ou, plus exactement, tout monde le devient à la fois l’un et l’autre.
Comment s’effectuera ce basculement ? Comment le groupe « labordien » finira-t-il par devenir autre ? Quels événements auront lieu pour qu’une telle modification s’empare du collectif ?
Ce que l’on sait, d’entrée de jeu : on ne mute pas par degrés. La « Constitution de l’an I » nous l’apprend. Elle indiquait bien une ambition qui n’était pas mince et qui pouvait favoriser l’éclosion en son sein d’un mouvement de décrochage. Elle impulsait, c’est en tout cas ce que l’on attendait d’elle mais on l’a vu, jusqu’en 1957, ça ne prend pas. Alors, qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, « ça a pris » ? Avançons l’idée que va émerger une conjonction de désirs capables de construire une force suffisante pour balayer l’ancien système et en imposer un nouveau.
Il y a le contexte politique de cette fin des années cinquante, avec le XXe congrès du PCUS [8], la scission de la IVe Internationale trotskiste, la guerre en Algérie… Toutes ces histoires entrent en écho avec les débats qui ont lieu à la clinique sur la critique de la bureaucratie, sur l’autogestion…
Il y a l’arrivée à La Borde en 1955 de toute une faune de jeunes, qui se nommeront « les barbares », plus intéressés par des questions politiques que cliniques. Il y a également la vie communautaire et la pratique d’une sexualité relativement ouverte. Il y a cette Constitution dont nous avons déjà parlé et ce qu’elle ouvre.
Un climat général, une forme d’ambiance propices aux transformations [9] .
Il y a aussi, en juillet 1956, à quelques kilomètres, l’ouverture d’une nouvelle clinique à Fressange. Pendant un an, une circulation permanente va se réaliser entre les deux cliniques.
Deux inventions organisationnelles vont se produire à Fressange. L’une consiste en la mise en place d’une réunion quotidienne du secteur des moniteurs, l’autre passe par la fabrication d’un dispositif de gestion collective des tâches et des personnes, dénommé « grille ». « Une instance de ce type devient nécessaire dès lors que les postes de travail et les personnes ne sont plus dans un rapport fixe et stable. […] Plus qu’un simple outil d’enregistrement de l’organisation du travail, cette grille nous apparaît comme un élément adjacent à la désorganisation qu’introduisent les tours de rôle. »
En juillet 1957, une rupture s’opère entre les deux cliniques : les « labordiens » quittent Fressange, sans pour autant laisser tout derrière eux. Ils importent à La Borde les deux dispositifs organisationnels et une question, celle de l’égalisation des salaires. Cette année-là, le salaire du personnel de service est augmenté de 15 à 20 %. « Désormais, matériellement, les deux catégories sont sur le même plan. […] Les statuts économiques sont égalisés, pas encore les statuts professionnels. »
L’arrivée de la « grille » à La Borde va offrir un levier au groupe : il lui permettra de briser petit à petit le cloisonnement des secteurs et d’assurer un début de mobilité entre les postes. Nadine par exemple, responsable générale de la grille, se balade entre les réunions du personnel des services et celles des moniteurs. « En se déplaçant d’une réunion à l’autre, Nadine joue le jeu, bouscule les limites, matérialise le déplacement de la problématique générale (celle du décloisonnement), tout en déplaçant les termes mêmes des problèmes qui se posent. Donner un coup de main au service de table à l’occasion d’un congé devient, pour les moniteurs, connaître les problèmes d’organisation, communiquer avec l’autre catégorie de personnel. Un circuit d’échanges et de paroles se constitue. Tâches, espaces et personnes se croisent et se chevauchent. »
Les frontières entre les tâches commencent également à s’amenuiser ou à être questionnées. Par exemple, les plateaux qu’il faut monter aux malades alités : « Ces plateaux font partie de deux systèmes : il appartient à la cuisine de les préparer comme il appartient à la personne de soin de monter les plateaux aux malades alités dans leur chambre. […] Mais le moniteur affecté aux plateaux est la plupart du temps occupé ailleurs, il néglige souvent de préparer les plateaux et encore plus souvent de les rapporter à la cuisine. À partir du moment où Georgette confectionne les plateaux, à partir du moment où elle monte les chercher dans les étages, tout en protestant, elle entre dans les domaines du soin : elle rencontre les malades… Ce qui n’est pas sans valeur thérapeutique. »
Ce glissement dans les tâches est pour l’instant vécu par Georgette « comme un simple surcroît de travail, qu’elle accepte ou qu’elle n’accepte pas ; elle aurait pu très bien protester à la réunion du personnel technique. » Mais ce qui est significatif de ce glissement, c’est qu’au lieu d’aller gueuler là, elle va protester à la réunion des moniteurs. Une nouvelle frontière saute. Et « puisque Georgette fait le travail d’un moniteur, un moniteur ne pourrait-il pas venir deux heures à la cuisine le soir aider Georgette pour le service de table ? Inversement, Georgette ne pourrait-elle pas, puisqu’elle confectionne les plateaux, les monter aux malades alités et les faire manger ? »
La porosité s’installe entre les tâches et les fonctions, les patients s’y engouffrent : on les voit participer au nettoyage ou à la vaisselle, devenir responsables des voitures…
[1] Jo Freeman, « La tyrannie de l’absence de structure », 1970, disponible sur www.infokiosque.net
[2] Journal officiel en Belgique où sont quotidiennement publiés tous les textes de lois ainsi que ceux relatifs (et obligatoires) aux différentes formes d’associations, qu’elles soient lucratives ou non, ce qui les rend “officielles” et opposables aux tiers et leur confèrent en même temps une personnalité juridique propre.
[3] Toutes les citations qui suivent sont reprises de la revue Recherches, “ Histoire de La Borde, dix Ans de Psychothérapie institutionnelle ”, Paris, 1976. Cette étude a été réalisée par cinq membres du Cerfi, “ Centre de Recherche et de Formation institutionnelles ”. Elle couvre les dix premières années, de 1953 à 1963.
[4] Voir par exemple le livre “ Pratique de l’Institutionnel et Politique ” de J.Oury, F.Guattari, F. Tosquelles, éd. Matrice, Paris, 1985
[5] Il nous faut ajouter un quatrième secteur, celui de l’administration. Mais pour la clarté du texte, nous l’avons mis entre parenthèses.
[6] En ’57, douze personnes travaillent dans ce secteur, soit 30% du personnel salarié de la clinique. Quatre différences objectives les distinguent des autres : ce sont des gens du pays, elles n’ont pas de formation de type “ psychiatrique ”, elles n’habitent pas le domaine, elles sont moins bien payées.
[7] Si peu de choses se passent sur ce front-là durant les cinq premières années, les autres projets de la clinique débordent d’activités : invention d’une myriade d’ateliers avec les patients, - de 30 au départ, ceux-ci sont près de 100 en 1957-, édition de journaux politiques, réflexions sur la psychiatrie et sur les politiques qui y sont menées, luttes d’appoint aux combats des algériens ou contre la bureaucratisation du PCF… sans oublier la vie communautaire.
[8] PCUS : Parti communiste de l’Union Soviétique. Ce congrès fut marqué par une critique du stalinisme et par certaines ouvertures du régime.
[9] Contrairement à aujourd’hui, le climat subjectif était dans ce genre de milieu fort peu tourné vers un plan de carrière “ vu que, de toute manière, la révolution va advenir, dans cinq ans pour les optimistes ou dans quinze ans pour les pessimistes ”.