3. La bascule
Printemps 1958 : « Il y a eu un événement important qu’on a discuté à la réunion des femmes de ménage. C’est le jour où il y a eu une dispute entre je ne sais plus quelle monitrice et Honorine, qui était femme de ménage. C’était à propos d’une malade. La monitrice disait à Honorine : « Vous avez bien vu qu’elle a volé des médicaments. Pourquoi ne l’avez-vous pas dit à quelqu’un ? » Et Honorine répondait : « L’autre jour, quand tel malade avait vomi, vous êtes venu me chercher pour nettoyer le vomi ; et bien moi je fais mon boulot. Je suis une femme de ménage, je ne suis pas autre chose. » Un des effets de cette situation fut le suicide de la jeune malade par ingestion des médicaments.
Ce cloisonnement des fonctions a fait bondir l’un des responsables de la clinique, qui s’est lancé dans une gueulante : « Tout le monde est femme de ménage. Moi-même, je fais le ménage dans mon bureau. Tout le monde est du personnel d’entretien. Moi-même, j’ai un marteau dans le tiroir de mon bureau. Tout le monde est infirmier, moniteur… Et tout le monde est là pour s’occuper de tout le monde. »
Tout semblait être là, les équipes commençaient à bouger, la séparation des tâches devenait incompréhensible tout comme l’inégalité des salaires. Les nouveaux dispositifs (la grille des roulements, les réunions) suivaient ce mouvement, mais le corps ne s’était pas encore détaché totalement de son ancienne peau. Il fallait sans doute quelque chose de plus qui rende visible pour le groupe la nécessité de basculer dans un nouvel agencement collectif : l’événement lié au suicide de la malade et l’énoncé l’accompagnant : « Tout le monde devient moniteur, femme de ménage. » Telle fut la marque corporelle et décisive de cette rupture.
« La mise en place des roulements ne se fait pas en un jour, mais petit à petit. […] Avec le roulement, c’est le minimum vital qui est désormais pris en charge par tout le monde. Ce sont par ailleurs les tâches dites « déplaisantes ». Ce que nous voulons souligner, avec la mise en place des roulements, c’est la suppression des barrières hiérarchiques, mais aussi la prise en charge collective du « merdier ». Jusque-là, on pouvait toujours se reposer sur le personnel de service pour faire le ménage dans les bureaux, pour laver la vaisselle et nettoyer le vomi d’un malade. » Ce nouveau système d’organisation, on s’en doute, produira de nouveaux problèmes, mais ça, c’est une autre histoire.
[1] Jo Freeman, « La tyrannie de l’absence de structure », 1970, disponible sur www.infokiosque.net
[2] Journal officiel en Belgique où sont quotidiennement publiés tous les textes de lois ainsi que ceux relatifs (et obligatoires) aux différentes formes d’associations, qu’elles soient lucratives ou non, ce qui les rend “officielles” et opposables aux tiers et leur confèrent en même temps une personnalité juridique propre.
[3] Toutes les citations qui suivent sont reprises de la revue Recherches, “ Histoire de La Borde, dix Ans de Psychothérapie institutionnelle ”, Paris, 1976. Cette étude a été réalisée par cinq membres du Cerfi, “ Centre de Recherche et de Formation institutionnelles ”. Elle couvre les dix premières années, de 1953 à 1963.
[4] Voir par exemple le livre “ Pratique de l’Institutionnel et Politique ” de J.Oury, F.Guattari, F. Tosquelles, éd. Matrice, Paris, 1985
[5] Il nous faut ajouter un quatrième secteur, celui de l’administration. Mais pour la clarté du texte, nous l’avons mis entre parenthèses.
[6] En ’57, douze personnes travaillent dans ce secteur, soit 30% du personnel salarié de la clinique. Quatre différences objectives les distinguent des autres : ce sont des gens du pays, elles n’ont pas de formation de type “ psychiatrique ”, elles n’habitent pas le domaine, elles sont moins bien payées.
[7] Si peu de choses se passent sur ce front-là durant les cinq premières années, les autres projets de la clinique débordent d’activités : invention d’une myriade d’ateliers avec les patients, - de 30 au départ, ceux-ci sont près de 100 en 1957-, édition de journaux politiques, réflexions sur la psychiatrie et sur les politiques qui y sont menées, luttes d’appoint aux combats des algériens ou contre la bureaucratisation du PCF… sans oublier la vie communautaire.
[8] PCUS : Parti communiste de l’Union Soviétique. Ce congrès fut marqué par une critique du stalinisme et par certaines ouvertures du régime.
[9] Contrairement à aujourd’hui, le climat subjectif était dans ce genre de milieu fort peu tourné vers un plan de carrière “ vu que, de toute manière, la révolution va advenir, dans cinq ans pour les optimistes ou dans quinze ans pour les pessimistes ”.