On a vite fait dans les groupes de (re)produire cet agencement capitaliste qui passe par la mise en séries, la découpe en petites tranches des différents aspects de nos vies et de nos projets, où il est question de fonctions, de statuts et de territoires. Ce qui va moins vite, c’est de modifier cette manière de procéder. On peut bien sûr se dire que l’on est contre, décréter dans un texte « fondateur » le refus de ce genre de pratiques, construire des transversalités dans un projet n’en demeure pas moins un défi pratique qui est loin d’être gagné d’avance et ne l’est jamais une fois pour toutes.
Le problème est bien là, dans la question des rapports à construire et à alimenter entre la charpente qu’un groupe se donne et le mouvement qu’il va déployer en son sein.
C’est un mouvement aux bifurcations nombreuses, comme à « La Borde » où, pour rompre les spécialisations, leurs zones d’actions et leurs attributs, il aura fallu six ans ponctués par l’arrivée des « Barbares », le XXe congrès du PCUS, la création de Fressange, la rupture avec elle et l’apport de nouveaux dispositifs organisationnels, l’égalisation des salaires, la circulation entre les différentes fonctions et les diverses tâches, l’événement et le coup de gueule qui l’accompagna… Six années pour bousculer la charpente invisible qui traversait et travaillait les corps et les habitudes.
La question de la structure se pose pour nous dans cet interstice, entre une ambition et une anticipation d’un certain nombre de points (lieux de décisions, type de statuts…) et le mouvement de dé-collage du groupe face à ses propres rôles institués. Créer des structures et en même temps savoir désorganiser les habitudes, soutenir les forces de vie qui s’en (dé)saisissent.
Un travail de cartographie peut être utile à cette fin. Il s’agit, individuellement ou par petit groupe, de repérer les différents espaces-temps qui ponctuent la vie du groupe. On s’intéressera d’abord aux moments formels de réunion et de travail. Ensuite, on pointera les relations informelles sous-jacentes. Ce dernier point permettra de mettre à jour les affinités existantes entre les personnes en vue d’éviter que celles-ci ne tournent en factions. Ce double travail de repérage permet d’une part de visualiser les endroits où il serait nécessaire de créer de nouveaux espaces-temps afin de pallier une absence de lien, et d’autre part de favoriser, multiplier les relations entre les membres du groupe en faisant par exemple travailler ensemble des gens qui ne le feraient pas spontanément. De cette manière, les relations seront tout à la fois densifiée et fluidifiée.
>> Pour prolonger sur le lien entre le groupe et son environnement, voir Micro-politiques et Fantômes et, entre la charpente et le mouvement interne, lire Subsides.
[1] Jo Freeman, « La tyrannie de l’absence de structure », 1970, disponible sur www.infokiosque.net
[2] Journal officiel en Belgique où sont quotidiennement publiés tous les textes de lois ainsi que ceux relatifs (et obligatoires) aux différentes formes d’associations, qu’elles soient lucratives ou non, ce qui les rend “officielles” et opposables aux tiers et leur confèrent en même temps une personnalité juridique propre.
[3] Toutes les citations qui suivent sont reprises de la revue Recherches, “ Histoire de La Borde, dix Ans de Psychothérapie institutionnelle ”, Paris, 1976. Cette étude a été réalisée par cinq membres du Cerfi, “ Centre de Recherche et de Formation institutionnelles ”. Elle couvre les dix premières années, de 1953 à 1963.
[4] Voir par exemple le livre “ Pratique de l’Institutionnel et Politique ” de J.Oury, F.Guattari, F. Tosquelles, éd. Matrice, Paris, 1985
[5] Il nous faut ajouter un quatrième secteur, celui de l’administration. Mais pour la clarté du texte, nous l’avons mis entre parenthèses.
[6] En ’57, douze personnes travaillent dans ce secteur, soit 30% du personnel salarié de la clinique. Quatre différences objectives les distinguent des autres : ce sont des gens du pays, elles n’ont pas de formation de type “ psychiatrique ”, elles n’habitent pas le domaine, elles sont moins bien payées.
[7] Si peu de choses se passent sur ce front-là durant les cinq premières années, les autres projets de la clinique débordent d’activités : invention d’une myriade d’ateliers avec les patients, - de 30 au départ, ceux-ci sont près de 100 en 1957-, édition de journaux politiques, réflexions sur la psychiatrie et sur les politiques qui y sont menées, luttes d’appoint aux combats des algériens ou contre la bureaucratisation du PCF… sans oublier la vie communautaire.
[8] PCUS : Parti communiste de l’Union Soviétique. Ce congrès fut marqué par une critique du stalinisme et par certaines ouvertures du régime.
[9] Contrairement à aujourd’hui, le climat subjectif était dans ce genre de milieu fort peu tourné vers un plan de carrière “ vu que, de toute manière, la révolution va advenir, dans cinq ans pour les optimistes ou dans quinze ans pour les pessimistes ”.