Schématiquement, la question de la structure se joue sur deux axes qui s’entrecoupent et se relancent : la charpente et le mouvement interne du groupe. Commençons par la charpente, terme que nous entendons ici dans son sens premier : assemblage de bois servant d’ossature à une construction.
A. La charpente
Pour constituer un groupe, certaines questions de base se posent : qui en fait partie en fonction de quels critères et modalités ? Quelles sont les orientations philosophiques, politiques, économiques du groupe ? Qui prend les décisions, où et de quelle manière ? Quels types d’organisation vont être mis en place : par secteurs, par sous-groupes, avec des représentants nommés et contrôlés de quelle manière… ? Et avec quelle forme d’autodétermination pour chacune de ces parties et quelles articulations avec l’ensemble ? Comment va circuler l’information en interne : procès verbal de réunion, état de la comptabilité… ? Sous quelle forme le groupe va-t-il se constituer : association de fait, association sans but lucratif (ASBL en Belgique ou association loi de 1901 en France), coopérative, fondation… ?
Lorsque l’on se constitue collectivement en toute confiance, cette dernière question apparaît souvent comme secondaire, parfois même comme un devoir forcé par des cadres législatifs contraignants, sur lesquels on ne souhaite pas trop s’attarder. Pourtant, trop d’histoires, trop de précédents nous font dire qu’à terme, la dimension statutaire du groupe pose régulièrement problème. Par exemple, un collectif se crée et, pour x ou y raisons, décide de se donner une personnalité juridique. Les membres du groupe optent pour l’ASBL. En réalité, ils ne réfléchissent guère à la question, vu que l’ambiance dans le groupe est bonne et que la confiance règne. De ce fait, la structuration juridique de l’association est envisagée comme un simple exercice technique : « Il n’y a pas de lézard. Le vrai contrôle sur nos activités, c’est nous qui l’effectuons, « à côté » de l’ASBL, qui ne sert que de couverture, de façade ; le conseil d’administration (CA) est purement formel. »
Ce « simplement » devient légèrement plus compliqué quand l’ambiance se dégrade dans le collectif et qu’aucun système de médiation n’a été prévu pour régler un conflit interne. Comme par enchantement, le « procédé technique » lié au montage de la forme juridique va petit à petit devenir le lieu d’investissement de tous les membres de l’association. On va découvrir les statuts, les analyser, identifier qui est dans le CA et dans l’assemblée générale.
« Tout d’un coup » s’impose au groupe une nouvelle manière de gérer ses relations collectives : lui qui prônait le mode consensuel se met maintenant à voter pour décider ; lui qui s’imaginait sans président découvre non seulement qu’il en a un, mais qu’en plus, en cas d’égalité des votes, ce membre particulier dispose d’une voie prépondérante ; lui qui se percevait comme égalitaire se trouve pris dans une logique de fait où seuls les noms inscrits au Moniteur belge [2] ont force légale…
Créer une ASBL ou une coopérative n’est donc pas une mince affaire. Tout n’est pas permis, et chaque type de forme juridique détient une logique interne, avec laquelle il s’agit de jouer, de manœuvrer. Ainsi rien n’empêche, dans une ASBL, de soumettre la totalité des décisions qu’est légalement tenu de prendre un conseil d’administration à l’avalisation par une assemblée générale des membres, par un réseau d’usagers ou par une assemblée des salariés. Rien n’empêche, dans les faits, via un « manuel d’usage interne » ou un « règlement intérieur », de substituer au CA un comité de gestion plus souple et plus élargi, répondant à des missions clairement établies. La piste à suivre est bel et bien de concevoir ces formes de structure juridique, chacun des éléments qui en constituent la charpente, comme des fabrications que nous avons à co-construire, en fonction des besoins de l’existence collective, où chaque moment et chaque instance de « délégation » par exemple sont placés sous le sceau du provisoire, du circonscrit et du contrôlable.
Fermons cette parenthèse et poursuivons « l’assemblage de bouts de bois » qui va faire office de charpente du groupe en ajoutant deux champs de questionnement : au vu de ce que nous venons d’énoncer, il apparaît opportun de réfléchir de manière anticipée aux façons de régler les conflits internes, et donc de prévoir les modalités organisationnelles susceptibles de remédier à ce type de difficulté. En imaginant par exemple des espaces-temps non productifs, « vides », dont la fonction est d’accueillir des paroles, des textes… qui ne trouvent pas leur espace d’expression ailleurs.
Enfin, anticiper les obstacles, c’est aussi prévoir les modalités structurelles et protocolaires de ces moments d’arrêt et de détachements qui traversent toute histoire collective, détachement individuel (comment quitte-t-on un groupe ?) et détachement collectif (comment se sépare-t-on ?)
[1] Jo Freeman, « La tyrannie de l’absence de structure », 1970, disponible sur www.infokiosque.net
[2] Journal officiel en Belgique où sont quotidiennement publiés tous les textes de lois ainsi que ceux relatifs (et obligatoires) aux différentes formes d’associations, qu’elles soient lucratives ou non, ce qui les rend “officielles” et opposables aux tiers et leur confèrent en même temps une personnalité juridique propre.
[3] Toutes les citations qui suivent sont reprises de la revue Recherches, “ Histoire de La Borde, dix Ans de Psychothérapie institutionnelle ”, Paris, 1976. Cette étude a été réalisée par cinq membres du Cerfi, “ Centre de Recherche et de Formation institutionnelles ”. Elle couvre les dix premières années, de 1953 à 1963.
[4] Voir par exemple le livre “ Pratique de l’Institutionnel et Politique ” de J.Oury, F.Guattari, F. Tosquelles, éd. Matrice, Paris, 1985
[5] Il nous faut ajouter un quatrième secteur, celui de l’administration. Mais pour la clarté du texte, nous l’avons mis entre parenthèses.
[6] En ’57, douze personnes travaillent dans ce secteur, soit 30% du personnel salarié de la clinique. Quatre différences objectives les distinguent des autres : ce sont des gens du pays, elles n’ont pas de formation de type “ psychiatrique ”, elles n’habitent pas le domaine, elles sont moins bien payées.
[7] Si peu de choses se passent sur ce front-là durant les cinq premières années, les autres projets de la clinique débordent d’activités : invention d’une myriade d’ateliers avec les patients, - de 30 au départ, ceux-ci sont près de 100 en 1957-, édition de journaux politiques, réflexions sur la psychiatrie et sur les politiques qui y sont menées, luttes d’appoint aux combats des algériens ou contre la bureaucratisation du PCF… sans oublier la vie communautaire.
[8] PCUS : Parti communiste de l’Union Soviétique. Ce congrès fut marqué par une critique du stalinisme et par certaines ouvertures du régime.
[9] Contrairement à aujourd’hui, le climat subjectif était dans ce genre de milieu fort peu tourné vers un plan de carrière “ vu que, de toute manière, la révolution va advenir, dans cinq ans pour les optimistes ou dans quinze ans pour les pessimistes ”.